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J'ai rencontré Arthur en 2022, grâce au Comité 54 qui avait organisé une journée Taïso. J'ai découvert « tout un monde » que je ne connaissais pas sur le tatami et qui m'a vraiment beaucoup plu. Depuis, je lis avec beaucoup d'attention la chronique d’Arthur dans l'Esprit du Judo. En écoutant les interviews déjà données et que vous pouvez retrouver sur les liens en bas d'article, j’ai eu envie d'approfondir certains sujets, toujours dans l'idée de "comment mieux progresser", comment s’entrainer de façon "intelligente" ? Je savais qu’Arthur avait énormément de choses à partager grâce à son parcours, son expérience et ses recherches. Nous avons profité d'être au Paris Grand Slam pour réaliser cette interview (un grand merci à France Judo pour avoir facilité l'organisation).
Bonne lecture, bonne écoute !
Toutes les photos sont tout droits réservés @ArthurClerget. Merci à Emmeric Le Person pour ses photos toujours aussi incroyables, ainsi qu'à Dojo Montagne.
Les racines d’une passion… à plusieurs branches.
Héritage familial
On peut dire que j'ai commencé le judo dans le ventre de ma maman puisque mes deux parents sont professeurs de judo et qu’ils se sont même rencontrés par le biais du judo. C’est donc vraiment un environnement dans lequel j'ai évolué et j'ai passé ma vie. C’était dans l'Est de la France, à Saint-Dizier en Haute-Marne, Champagne-Ardenne. Que dire de plus? J'ai pu fouler les tatamis à l'âge de 3-4 ans, mon père ayant été, finalement, dans la première vague de professeurs qui ont ouvert le judo aux petits. À l’époque, on ne disait pas éveil judo mais baby judo.
Ces premiers pas sur le tatami avec mes frères et sœurs et mes parents, dans un milieu associatif, m’ont été très chers. On y reviendra mais cette enveloppe familiale et associative, avec ses valeurs très importantes, c’est ce qui fait qu’on s'attribue des modèles, des références et puis qu’on a envie de grandir dans cet environnement. On reviendra dans les détails, peut-être, techniques ou pédagogiques qui ont fait ce parcours.
La trajectoire INSEP interrompue soudainement
Je fais donc « mes classes », « fils de » judoka jusqu'à la ceinture noire 3è dan et puis j'ai voulu, comme beaucoup, aller vers le versant performance, parce que c'était le cadre de référence « normal » on va dire. J’ai donc été athlète, j'ai fait mes années de performance dans les différents sports études et je suis ensuite arrivé à l’INSEP. M’entraîner, pousser un petit peu mon art et la difficulté de cette discipline, rencontrer du monde aussi. Ça a été un voyage aussi humain.
Finalement, l'aventure s'est finie un peu plus tôt que prévu à cause de blessures. J’ai eu des problèmes aux cervicales et surtout de l'arthrose juvénile au niveau des hanches. Du coup, on remet en question son fonctionnement, son rapport à l’entraînement, à son corps… Et toutes ces remises en question m'ont fait voir un autre prisme que celui de gagner ou perdre et se faire une identité là-dedans.
J’ai arrêté d'être semi-professionnel à 24 ans, ce qui est assez jeune dans une certaine progression, de manière traumatique, mais j'ai trouvé d'autres ressources pour, finalement, devenir enseignant. Au passage, mon métier à plein temps quand même, c'est psychomotricien. Ça donne un angle différent sur la discipline grâce à plein de choses, plein de corpus théoriques qui m'aident à mettre en réflexion la pratique.
Pour finir, aujourd’hui, j’enseigne, je fais des stages, j’ai pas mal d'activités qui sont inhérentes à l'activité judo ou taïso. Ça me permet de rester au contact du tatami.
Questionner sa motivation : qu’est-ce que le judo pour moi ?
La question de savoir continuer le judo après la compétition renvoie à celle de la motivation extrinsèque/ intrinsèque. Sans faire un cas théorique trop complexe, disons que la question est : qu’est-ce que je viens chercher ? Ai-je une appétence, une volonté de réussir, d'avoir une image de moi dans la réussite qui est le podium ? C’est un petit peu extérieur à toutes les valeurs inhérentes à l’idée de mettre un ippon, d’avoir un geste esthétique, de passer un bon moment avec les copains, d’avoir une relation de confiance avec un prof qui me fait confiance et qui me renvoie une confiance qui, je pense, est essentiel…
La compétition quand on est enfant : oui ou non ?
Le judo pour se confronter à l’adversité : une école de vie… aussi.
C’est sûr qu’on a tendance, dans le modèle de la performance tel qu'il est aujourd’hui, au niveau sportif peut-être, pas que dans le judo, d'aller mettre la focale sur tout ce qui va être résultat. C'est la culture du résultat qu'on vient questionner ici et c'est réducteur car en fait, on sous-évalue tout plein de compétences qui sont en jeu dans le fait de s'exposer à une adversité. Une compétition, c’est ce qui permet de mettre des obstacles, finalement, parce que dans la vie on en a pas mal, et de les dépasser. Réussir ou perdre, on s'en fout un petit peu. Je parle finalement, là, assez directement aux professeurs, sans être dans une injonction, sans leur faire la messe… Mais je les invite à se dire qu’en fait, il faut savoir aussi dire à nos jeunes : « que tu aies réussi, que tu aies perdu la compétition, ce combat, on s'en fout ; l'important c'est que tu te sois exposé à cette évaluation de compétences, au regard des parents, donc à un environnement stressant ».
C'est anxiogène pour le jeune, pour les plus grands, pour Teddy, pour Clarisse, pour tous les combattants qui sont là, à Bercy, c'est éminemment stressant… Alors, par effet d'entraînement et par certaines techniques, on peut réduire ce stress mais, dans tous les cas, petit, on le connaît et on peut le connaître par ailleurs.
Ce sont donc des ressources qu'on peut apprendre à apprivoiser en ayant un discours pas forcément sur le résultat mais sur le moyen, la progression et la mise en échec, la mise en difficulté que s'est donnée l’individu. Et ça, je trouve qu'on ne l’entend pas tant que ça parce que ce n'est pas toujours la culture… Mais le mettre en valeur chez le jeune, c'est hyper important. Peut-être qu'on y reviendra mais je travaille en santé mentale et effectivement, c’est la construction de l'estime de soi qui est hyper importante parce que, sinon, on se construit avec une estime qui n'existe qu’au travers d'un podium. C'est ultra réducteur, ultra fragile comme paramètre.
Comment accompagner les enfants dans cet apprentissage de l’adversité ?
Aujourd’hui, si j'en arrive là, à des recherches éthiques, théoriques etc. c'est que je ne l'ai pas assez entendu, ce discours, je pense, sans faire de procès à mes professeurs. Je pense qu'on peut gratifier des choses, juste déjà s'être exposé, être venu mais, quand même, je pense à des images, là, qui me viennent en te parlant de mon professeur, mon père, que je salue toujours : c'est bête mais je pense à des petites compétitions, quand on est poussins, benjamins, c'est assez vite stressant et c'est là que finalement s'installent des mécanismes. Rien qu'à l’échauffement, le fait d'être en groupe, avec son prof qui ne nous couve pas mais qui nous donne un discours comme quoi on est là pour s'évaluer, on fait l'échauffement ensemble ... c'est assez protecteur, en fait, donc on expose mais on protège aussi le jeune d'être face à lui-même, face à un espace combat, face à une foule et être jugé ; c'est beaucoup, ça peut être un peu violent pour certains ; il y en a qui adorent, qui sont faits pour ça, peut-être que j'aimais ça aussi mais c'est cool aussi de se dire : on est ensemble, on s'expose, ça va être dur mais on y va.
La quantité de compétitions est-elle compatible avec la qualité d'apprentissage ?
On ne peut pas bannir la confrontation, elle est intéressante, d'autant plus dans une discipline d'opposition comme la nôtre. On faisait quand même beaucoup de compétitions.
Mon père a cette culture, mes professeurs l’avaient aussi, clairement. En quantité, je ne saurais pas trop bien dire mais j'ai le souvenir de peut-être trop … C'est un sujet, ça, d’ailleurs ; je pense que la progression, pour ne pas dire peut-être l'effet de performance, est dans la bonne gestion de la quantité et de la qualité. Je pense qu'on peut vite tomber dans la quantité. Si on faisait de la qualité en mettant des thèmes à chaque compétition, voire à chaque entraînement, on s'y retrouverait peut-être un peu plus.
Mais assez tôt, on avait beaucoup d’échanges avec le club, avec toutes les forces que ça implique. On voit des gens du département ou du club d'à côté, ça nous ouvre l'esprit et ce n'est pas que « Tiens, il est meilleur que moi ». C’est : dans cet espace-temps, maintenant, quelle technique fait-il ? Peut-être qu'il pourrait m'apprendre, au prochain stage, au prochain cours ensemble, départemental ou autre. Je pense que ça, c'est intéressant. On croise les arts, on crée une culture commune en fait.
Quand le corps dit stop : redéfinir sa voie dans le judo
La claque
En fait, c'est presque du jour au lendemain, à 24 ans, que ma carrière de haut-niveau s’est arrêtée. C’est en 2016. La course olympique est terminée, mon entraîneur me conseille d'aller regarder ce qui se passe au niveau de mes hanches et de mes cervicales. Je suis un peu dans le déni même si j'ai des sensations désagréables qui font que je dors mal etc... Je passe tout l'épisode pathologique un peu classique, mais je vais un peu regarder et je découvre un diagnostic compliqué d'arthrose de hanche. À 24 ans, on n'est pas prêt ! Il y a une forme de traumatisme, dont je ne me rends pas compte, au prix d'une grosse claque parce que le projet olympique tombe, le projet sportif performance tombe, mon corps finalement m'abandonne dans ce projet et, vraiment, éthiquement, sur le coup, c'est très compliqué !
Quel est le sens du judo ?
Aujourd'hui, quand tu dis que tu as une pratique qui ne respecte pas ton intégrité physique, c'est extrêmement questionnant. Par enjeu de performance, je ne voulais pas trop m'écouter, pas trop me plaindre ni écouter ma douleur … là, il y a eu des années compliquées, au prix d'une dépression qui devient aujourd'hui, bien souvent, trop classique dans un parcours d'athlète qui perd le sens. Tout s'effondre en fait ; ce décorum de spectacle, ce décorum de performance, tout tombe. Beaucoup d’athlètes concernés arrêtent, ce qui aujourd'hui me chagrine. C’est-à-dire qu'on a associé la dimension sportive, performance, à tout ce que doit représenter le sport ; mais pire encore, on a une discipline qui est encore plus large avec ses vertus morales, éducatives et sociales et on en fait le même paquet. Alors que le judo, ce n'est pas que gagner et perdre le week-end qui s'est passé.
Comment retrouver ton ADN
Rester dans le judo, c'était juste vital puisque tout mon écosystème d'amis et familial est encore dans le milieu. De ce fait, le tatami fait partie de mon ADN. C’est presque une addiction… Donc je me suis dit « je suis quand même amoureux mais il faut que je retrouve du sens dans tout ça ». Dans ce retrait, j’ai réalisé que l'enseignement m’intéressait.
Le fait de devenir psychométricien me donne un autre regard au corps, aux sensations corporelles qui font, aujourd’hui, l'ADN ou disons un gros pilier de ma façon de voir le judo et ma pratique. Parce que, finalement, ça dirige un petit peu la pratique dans un autre versant où je cherche de la sensation, de l'émotion collective aussi, on l'a dit.
Ça m'a permis de voir que même dans un randori où je n'ai pas mis, je n'ai pas compté les points, en gros, je kiffe quand même. Je peux tomber, je kiffe et ça change tout le rapport à soi, à ses sensations, le rapport à l’autre et au groupe puisque, finalement, c'est de tenter des choses un peu plus fun. Par exemple, tenter le pari que je vais te mettre O soto gari, tenter d'aller chercher de la sensation comme tu viens chercher de la sensation à ton cours de yoga, à ton cours d'escalade ou à ton moment de surf. Tu viens chercher tout un environnement et tu viens chercher à être dans un état de présence à ton corps, à l'autre. Je recherche plus ça parce que tout s'est effondré. Je n'ai plus besoin de me prouver ou prouver un truc donc, à partir de là, il faut que je trouve un autre carburant pour me motiver à aller sur le tatami.
Gagner : à quel prix ?
Hypothéquer son corps : le prix du haut niveau ?
On a tout un écosystème structurel, politique, etc qui, par normalité, nous ferait aller vers le « il faut gagner, il faut que tout le monde essaie de gagner ». Or, volumétriquement, tout le monde ne peut pas gagner, tout simplement. On peut mettre le même rêve à tout le monde, pourquoi pas, mais à la fin, il y aura, quoi qu'il arrive, un gagnant et des perdants. Ça peut être éducatif et ce n'est pas un problème mais à quel prix ? Le prix, aujourd’hui, d’un sport-spectacle, est quand même coûteux ! Dans les structures, combien ont hypothéqué leur corps ou leurs projets socio-professionnels pour ce rêve ? J'en connais trop. C’est trop.
Quand les tatamis te permettent de te créer une identité… à tes risques et périls !
Peut-être qu'en amont, on peut se dire que la compétition, c'est une part, c'est un temps dans une vie de judoka mais que ça ne doit pas être toute sa vie. Il faut savoir évoluer et ça, ce n'est pas facile puisqu’évidemment, on a des constructions identitaires. Quand ça a marché, tu te construis comme un conquérant ou je ne sais quelle identité mais à un moment donné, comme tu n'es pas éternel, ça s’arrête. Du coup, qu'est-ce qu’il te reste ? Il s’agit alors de re-définir cette identité. Et si tu n'as pas l'amour intrinsèque de la pratique, c'est compliqué.
Ça vaut le coup, en amont, chez nos jeunes, de les brancher un petit peu dans leur tête, dans leur corps, à d'autres appétences, que ce soit la sensation, la culture judo... Moi, je n'ai pas une grande culture kata, hélas, et pourtant je pense que mon père a tenté de nous y mettre. Mais c'est comme ça quand tu es jeune. Là, ça renvoie à une psychologie du développement : qu'est-ce qu’il se passe, finalement, à 15 ans ? Tu as besoin de transgresser, tu as besoin de t'ouvrir. Je travaille avec des adolescents : tu as besoin de créer une autre identité que celle de tes idéaux parentaux. Tu cherches des limites et c'est sûr que dans la compétition, tu les trouves. C'est normal aussi mais, en même temps, il faut préparer le jeune au fait que ça ne dure qu'un temps et ça veut dire que, même dans ce passage-là, il ne faut pas oublier que c'est important d'avoir développé des habilités sociales, d'avoir des potes, une bonne relation avec son prof, son entraîneur etc. C'est ce qui fait qu'on se sent bien et là, on n'est pas loin des sujets, finalement, de santé mentale.
C'est réducteur de ne penser qu'à la performance. Quand bien même on a le droit d'y aller parce qu'on a toutes nos raisons conscientes et inconscientes de le faire, raisons qu'il faut respecter parce que ça nous sort d'un environnement familial, géographique… Et ça nous emmène dans un parcours de vie avec des objectifs très intéressants.
Mais il ne faut pas oublier qu'il faut développer aussi d'autres compétences de la vie, qu’elles soient – et vraiment j'y tiens – socio-professionnelles, investir les études, etc. On a une tendance à tellement focaliser, réduire, par effet de culture du résultat, que pour faire le reste, on a peu de temps et d'énergie. Voilà, j'espère que ce ne sont pas des paroles en l'air, pas que des idéaux mais il faut réussir à se rendre compte qu'il y a d'autres facettes du judo et que la compétition c'est un temps et que l'après, ça se prépare.
Vers une gestion de l’effort optimisée ?
La douleur ne se négocie pas
La limite entre avoir intérêt à se surpasser ou au contraire avoir intérêt à s’écouter est hyper ambigüe. Évidemment, je pense que, sans faire un discours réac, on va vers une société qui a du mal avec la tolérance à la frustration. Dans un discours cognitiviste, on parlerait de contrôle des impulsions - c’est à dire savoir ne pas répondre à la demande immédiate et différer cette gratification pour avoir une récompense. C'est une compétence qui se perd un petit peu avec le « tout - tout de suite » , à coups d'écrans et tout ce dont on peut accuser la jeunesse d’aujourd’hui… Alors qu'en fait, elle a aussi d'autres ressources. Mais, effectivement, ce qui se passe dans la difficulté ou la douleur ou l'inconfort, ça vaut le coup de le trouver. Moi, forcément, avec mon expérience douloureuse, je pense qu’une douleur se respecte. C'est pour ça que la physiologie parle d'expérience douloureuse parce qu'il y a une part très intime de soi dans l'expérience douloureuse. Donc quand quelqu'un a mal, ça se respecte. En même temps, il faut faire le distinguo, la nuance entre l'inconfort et la douleur. Il y a dans la douleur une sensation qui ne se négocie pas. Il y a des messages, des nocicepteurs (Ndlr : La nociception est la perception de ce qui peut nuire à notre organisme, et donc de la douleur), c'est comme ça. Il y a une interprétation qui fait de la souffrance, voilà.
Se surpasser versus s’écouter : quel juste milieu ?
Il y a aussi l'inconfort lié à de la fatigue musculaire, aux courbatures, à un choc etc. Ça peut être intéressant d'en faire une éducation à surpasser un petit peu ça. Effectivement, la société a un petit peu besoin d'aller se frotter au réel de la confrontation physique, mentale etc... que représente bien notre discipline. C’est un cadeau d'aller se confronter à la difficulté, de se frustrer, d'aller à l'entraînement même si on n'a pas envie d'aller au dojo, même si c'est un petit peu dur ou qu'on a une humeur assez basse ou des résultats qui ne sont pas là, parce qu'on l’a dit, on est trop focalisé sur le résultat.
Mais, en même temps, avec cette apologie de « ah, ça se dépasse », on est tombé dans le «dur au mal » et on le voit, ça nous limite. Sous couvert de ce « dur-au-mal » et parce qu'il faut quand même transcender parfois des sensations inconfortables, on ouvre la porte à n'importe quoi ! Et à ne pas s'écouter et je suis un bon cas d'école pour montrer qu'à un moment donné, ça pète. Quand on fait « dur-au-mal » pendant 15 ans, on se retrouve là, à se regarder entre judokas, pétés de partout et on paye la facture jusqu'à la fin de notre vie. Donc, il y a une nuance à trouver. Je ne peux pas donner des modèles puisque c'est très personnalité-dépendant, culture-dépendant.
Mais il y a des limites. Ça renvoie à la promesse un peu débile du « no limit », « no pain, no gain »… Tout ça, ce sont des conneries, en fait. Encore une fois, il faut savoir le nuancer mais « no pain no gain », non ! L'apologie de la douleur pour réussir, c'est une connerie ! Voilà, je pèse mes mots, c'est une connerie. Et en même temps, si j'écoute trop, est-ce que il y a vraiment une progressivité ? et voilà il faut réussir à trouver un juste milieu.
Régénérer pour gagner : Est-ce la fin du 'No Pain, No Gain' dans le judo ?
Tout cela renvoie peut-être à la qualité d'entraînement ou / et à la quantité : ce sont deux paramètres énormes. Je pense à une préparatrice mentale qui vient du tennis et qui, un jour, me partageait son rapport à l'entraînement et me disait « je me dégrade. » Plus tu vieillis, plus tu as ce rapport où tu sais que tu es obligé de trouver un équilibre. Je le ressens, moi, aujourd'hui. Je me dégrade et je régénère … Rien que de se dire que dans la semaine, je ne suis pas obligé d’être 100% tout le temps dans l’inconfort et la dégradation de mes compétences physiologiques, physiques etc. et qu'il y a des temps de régénération qui sont obligatoires pour créer le mécanisme d'entraînement. Mais, en fait, on est tellement tout le temps dans l'inconfort, dans le rouge, nous, à chaque combat, que ça se paye ! Et ce n'est pas un hasard si je suis tombé sur des pratiques de yoga, de méditation etc. et qu'aujourd'hui, je le modélise dans le Taïso.
Je pense qu'on va y venir tout doucement parce qu'en fait, juste, tu équilibres un petit peu la balance entre « j'ai dégradé des tissus, je me suis engagé » et « je régénère grâce à la respiration » ou à moult techniques de récupération mais, en tout cas, à un truc un peu plus doux et en même temps qui me fait aussi progresser parce que je viens me connecter à ma proprioception, ma kinesthésie, des sensations assez fines. En tout cas, l'équilibre entre « je dégrade » et « je régénère », ce n'est pas du tout dans notre culture de l’entrainement, il faut toujours être « no limit ». Pour moi, je m’étendais, bras en croix, à chaque fin d'entraînement. Pourquoi pas ?
Moi aussi j'aimais éprouver ça. On aime aller chercher à se mettre dans des états physiques assez extrêmes, ils sont intéressants. Mais quand c'est tout le temps, à un moment, le corps ne peut pas encaisser.
Considérer l’endurance dans son rapport à l’effort
Je vis à Chambéry depuis 3 ans. J’ai une appétence pour la montagne pour plein de raisons et j'ai de la chance parce que c'est un parc d'attraction en terme d'activités extérieures. J’aimerais me mettre aux sports d'endurance, et en plus, maintenant, mes hanches me le permettent, avec mes deux prothèses. J'essaie de me mettre à courir et au ski de fond. Déjà, ça me fait du bien de sortir des tatamis. Et comme ce sont des sports d'endurance, ça me met au travail sur mon rapport à l'effort, ce qui est un vrai défi parce que c'est une grosse difficulté que j'ai. Même si un entraînement peut durer 1h30 à 2h, c'est quand même un effort intermittent. Et en ce moment, à ski de fond, je suis en difficulté parce que je découvre, comme en natation, comment on peut en avoir un peu sous le pied.
Même si j’avoue mes limites en physio de l’effort, je ne suis pas très bien calé, disons que c'est un rapport cognitif à ce truc du « boum boum, il faut y aller ». Là maintenant, on est à Bercy et je regardais les combats : il faut s'empresser d’aller marquer. D'ailleurs, c'est un gros distinguo avec le judo-loisir…
C'est très compliqué, en tout cas pour ma part, de déprogrammer un rapport impulsif à l’effort. Quand je dis impulsif, ce n'est pas impulsif-agressif, c'est plutôt un rapport à « je mets les watts jusqu'à ce qu'il n'y en ait plus ». Et ça, c'est antinomique avec la culture endurance où il faut tenir longtemps longtemps longtemps longtemps.
Je prends un exemple : quand on partait avec mon père à VTT - bien sûr on a 30 ans d'écart - avec mon frère, la première heure on l'embêtait, on s'ennuyait un peu. La deuxième heure, on était à sa cadence. La troisième heure, il nous déposait et il nous attendait. Parce que c'est l'âge, parce que c'est une culture de « je sais que ça va être 3h ». Mais, nous, on avait beau se dire 3h, on était un peu aveugle dans le futur ; c'est peut-être parce qu'on est aussi des bons hyperactifs.
Différentes approches de randori pour progresser
Et si le chronomètre façonnait notre judo ? L'art du 'no-time' exploré.
Mais c'est marrant parce que, pour revenir au ski de fond puis aux tatamis, se dire « je commence dans une intensité basse, moyenne, j'arrive à tenir ça », c'est aussi gratifiant. Et pour revenir aux tatamis ou aux randoris, moi, j'ai un peu le regret de ne pas croiser des endroits où le temps du randori n'est pas limité. Parce que ce temps indique beaucoup sur la pratique. Par exemple, on va beaucoup mettre des randoris de 4 à 5 minutes. Je pense que c'est dommage, c'est très réducteur parce que ça nous empresse. C'est très court, 5 minutes. En plus avec le temps de se rhabiller etc., ça fait du 3 minutes effectif. Alors qu'on sait, je crois, que c'est 6 à 8 minutes un temps de combat de haut niveau avec les temps de maté.
Ça, c'est le haut niveau mais maintenant, moi, je suis un judoka loisir et en fait, c'est plus intéressant de rencontrer une personne sur 10 minutes. On lit un peu son style, on tente des trucs. C'est ce qui se passe grosso modo au Japon : c'est quand même souvent 6 minutes mais c'est souvent aussi 10 même parfois, c'est sans arrêt, sans maté et ça, c'est très stylé. Se dire « tiens, on ne met pas de temps, on verra où on s'arrête ». C’est peut-être aussi la question de l'intention. Ça émet un autre rapport au temps et donc une autre motricité et un autre état de tension mentale, qui induit un état de tension forcément tonique… Du coup, c'est un autre rapport au mouvement, au déséquilibre. Quand je m'empresse, je capte moins les choses… Là, c'est la psychomotricité qui parle.
L’intérêt de se donner un thème en randori
Si on se donne le thème d'essayer de faire tomber l'autre, même si on l'a tous dans le monde entier, on va quand même faire tomber l'autre. Mais à quelle mesure, à quelle vitesse ? Soyons concret. Moi, aujourd'hui, je suis dans cette limite : quand je fais randori avec des amis, par effet de fatigue, je peux retomber sur des modèles de kumikata, de déplacements préconçus, préfabriqués, qui ont été engrammés il y a très longtemps dans mon cerveau. Enfin, disons durant toute ma vie d’athlète. Et de ce fait, j'ai du mal à innover alors qu'innover, c'est quand même une source de contentement énorme ! Plus il va y avoir d'effet de stress ou de fatigue, plus on retombe dans nos travers et plus ça va être difficile de trouver les ressources perceptives pour aller créer une nouvelle situation. Ça vaut le coup, alors, de se mettre des intentions : « tiens, je vais chercher à faire tomber sur l'arrière » ...
On ne l'a peut-être pas fait assez chez mon père mais j'invite tout le monde à se donner ce genre de thème, voire se l'afficher, avec son entraîneur ou son pote de randori.
J'annonce « je vais te mettre O soto » et, en fait, ça dirige tout de suite les styles des deux partenaires et, en même temps, ça te pousse à innover, ça dynamise le randori. Souvent, en fait, j'ai voulu lui faire O soto et c'est mon Tokui waza de l'autre côté qui sort. Je veux faire seoi et en fait c'est ipon ko qui rentre… Dans un style performance, c’est Inoué qui dit : « tout le monde m'a ciblé sur Uchimata, du coup j'ai mis à tout le monde autre chose ! ».
La théorie de la contrainte
Un thème que j'ai pu découvrir au Japon, qui est intéressant mais dans lequel je suis en grande difficulté, en bon français qui est trop structuré sur les mains, c'est poser ses deux mains en gauche-gauche ou en droite-droite.
C’est Anaï, à Tenri, qui nous faisait ça. Donc on s'interdit la rupture de kumikata. Sur le plan psychomoteur, à mes yeux, c'est la guerre du bassin, ou disons le « jeu du bassin », c’est à dire comment placer ton bassin. Puisque tes deux épaules sont des points fixes conventionnés (droitier-droitier ou gaucher-gaucher) et là, il n'y a plus de rupture. Et Dieu sait que j'en abuse et que je sais en faire. Et là, moi, j'étais perdu. Déjà, je me faisais découper comme beaucoup se font découper au Japon de toute façon… Mais du coup, avec les points fixes sur les épaules, il te reste les déplacements et les hanches et aussi le déséquilibre dans les bras.
Ou un autre thème, c'est bête et méchant et je n'invente rien (il y a plein de professeurs entraîneurs qui font ça) : je suis gaucher mais je me mets à droite. Je développe d'autres compétences. C'est la théorie de la contrainte. Je crée une contrainte, une règle, une convention dans laquelle je vais développer un comportement puisque je n'ai pas le droit de dévier de ce cadre-là.
Et en fait, on ne perd plus de temps avec ce kumikata qui prend les 3/4 d'un combat et qui crée des ruptures et un rapport de force etc. C’est en ça qu’un thème est intéressant, ça stimule.
Donc, pour résumer, mettre des intentions te pousse à sortir des sentiers battus qui, forcément, reviennent par effet de fatigue.
QUEL JUDO SE CONSTRUIRE ?
La particularité du judo performance
Aujourd'hui, je suis heureux dans un modèle loisir parce que je peux faire plein de mouvements et sur le plan d'un développement à long terme, je suis très content d'avoir un « couteau Suisse » dans mon judo. Mais dans un modèle de performance, ça a ses limites. Le discours de mon entraîneur, Stéphane pour ne pas le citer, c’était de dire que si la caisse à outils est trop grande, tu ne sais plus quel outil utiliser. On le voit : les outils de logiciels, l'outil du plombier enfin de la manutention, quand tu as trop de choix, après tu es inhibé par la dimension du choix. C'est ce qui m’arrivait quand j’étais à haut-niveau. J'avais trop de directions, trop de choses et je pouvais me perdre en fait. Je n'arrivais pas trop à appliquer un modèle.
C'est dans mon profil appétent, hyperactif, d'aller chercher plein de choses dans un temps imparti de 4 ou 5 minutes où il faut aller le plus vite possible pour conclure. C’est le modèle de judo de compétition et du coup, j’étais un peu limité en fait.
Donc, après, tu apprends à te structurer, à avoir un Tokui waza et à investir du temps dans des modèles technico-tactiques, pour aussi avoir de la confiance. Parce que si tu fais tout, à un moment donné, tu ne fais rien. C'est là où les modèles japonais sont assez minimalistes. On a vu Maruyama encore tout à l’heure (ndlr : Paris Grand Slam, février 2024), il n'a pas 50 techniques. Tout le monde sait qu'il va faire uchimata et qu'à un moment donné ça sortira. Je ne dis pas qu'il faut tendre uniquement vers ça mais c'est vrai que ça profite à certains profils. C'est pour ça qu'il ne faut pas être si normatif sur le fait de se structurer. Moi, c'est ce que j'ai fait, j'ai pris Uchimata parce que je fantasmais sur Inoué et puis ça m'a aidé un temps.
Les possibilités du judo loisirs.
Cela dit, ce type de judo très spécialisé, ça peut être extrêmement limitant. On voit bien que, sur un profil de garde ou de spéciaux très ciblés, très structurés, si l’adversaire l'a bien lu et ne le laisse pas s'exprimer sur ce profil, il n'a plus trop de ressources. Donc, dans un modèle de loisir, je dirais plutôt qu'il faut développer plein de ressources et après, se donner peut-être une clé : se dire « voilà, sur ce mois-là, cette semaine … ».
Je pense qu'il faut un temps plus long – tiens, c'était l'objet d'une chronique de l’Esprit du Judo : comment, sur un temps long, on peut investir un geste. Il faut être patient, c'est très long.
Moi, j'aimerais beaucoup faire des Seoi nage. Je fais des seoi nage debout ou à genoux mais je ne fais pas de moroté. Je n'ai jamais eu l'aisance de faire moroté. J'aimerais bien mettre en place moroté ; aujourd'hui quand je fais randori avec mes copains, à Chambéry, j'essaie de placer un petit peu mes hanches pour aller vers du moroté mais c'est long et fastidieux. En même temps, ça me donne un thème, une intention et donc une frustration et donc ça fait que je reviens un petit peu.
Poser et varier son style de pratique
En fait, le judo, c'est dans la rencontre que ça va te renvoyer quelque chose. Si par exemple, je vais à Grenoble au pôle France, au pôle Espoir, je vais rencontrer des jeunes qui ont un projet sportif et qui cultivent un besoin de progresser. Forcément, ils sont peut-être trop dans la baston et peut-être que j'étais comme eux… Ce qui peut valoir le coup, c’est de faire dans une même séance ce que j'ai découvert en Russie, c'était assez sympa. L'entraîneur national russe disait : premier randori 50 %, 2ème randori que 60 %, alors qu'un entraîneur national français dirait « on n'est pas là pour perdre notre temps » . C'est super intelligent et, sans dire que c'est ça le secret, on voit la qualité du judo russe. Je veux dire par là que si celui d'en face est en mode shiaï, ça ne va pas m'envoyer des sensations hyper agréables.
Donc, à un moment donné, tu choisis aussi ! C'est pour ça que tu fais entre anciens - je me mets dans le club des anciens ! - et en même temps, c'est presque un besoin de convention dont je suis en train de parler. C'est ce qu'on fait avec mes potes. « Là, je veux que tu me rentres dedans. OK ». Au moins, on a un peu établi les règles. Parce que, effectivement, il peut y avoir une grosse dissonance entre « moi, je veux faire joujou, tomber, chercher à m'exprimer » et « toi, tu as juste envie de t'entraîner, gagner, te mettre dans des conditions pour la prochaine compétition ». On n'est pas sur la même longueur d'onde et ça revient au plaisir de la pratique.
Faire joujou : la source du plaisir…
Prenez mon frère : vous avez tous son modèle de performance très long et sur de nombreuses années. Demain, c'est son 14e Tournoi de Paris. Il a cette force, je pense, d'aimer intrinsèquement le judo, parce qu'on a grandi dans cette culture, mais il arrive à trouver des moments où il fait joujou, même en stage IJF, c'est dire ! Je donne un thème, je fais le con avec l'autre, je lui donne un peu plus à bouffer sur des Ashi waza, du travail en bas, et ça, ça te crée un plaisir à long terme en fait. Si tu fais tout le temps le même schéma, tu déprimes en fait ! N'oublions pas que c'est 10 combats par jour, tous les jours ! Bien sûr, là, j'ai pris un modèle de performance très haut mais c’est pour dire que si Axel, comme plein d’autres, arrivent à trouver, c’est que ça parle !
Dans les moments où je fais joujou, où je fais une convention avec l'autre pour faire joujou, on retombe sur le développement de compétences techniques voire relationnelles. Pour revenir sur la question du loisir : effectivement, si on est cool, c'est pour ça qu'au bout d'un moment on choisit nos partenaires.
Jouer avec tous les types de partenaires
En même temps, il faut savoir aussi faire face avec un style. Là, sans faire le vieux, c'est marrant de voir quelqu'un qui a une intention très forte, qui veut faire tomber, marquer… Et, en fait, il me donne tellement qu’aujourd'hui, j'en suis à un truc où j'ai l'impression de faire de l'aikido. C'est prétentieux, et désolé pour nos aikidokas, mais il me donne toutes les infos donc je n'ai plus qu'à attendre. Je ne suis pas pressé, je n'ai pas à marquer dans les 4 minutes mais tous les balayages sortent, toutes les esquives sortent. C'est un petit jeu hyper sympa, au moment où je suis en tout cas. Je ne sais pas si j'aurais pu mettre ça en place en sport-étude - je l'ai jamais fait d'ailleurs – mais c'est cool de se dire qu'on essaie de trouver le bon moment. Un peu comme filouter aux échecs ou trouver le moment pour la vague en surf…
Ou alors, ce qui m'anime le plus, maintenant, c'est de prendre des lourds. Peut-être que ça m'arrange aussi parce que c'est un peu plus lent. C'est fatigant sur le poids mais je m'amuse à être dans l'esquive de leur point d'appui sur moi. C'est très agréable aussi de se déplacer plus lentement. Voilà ce n'est pas la clé mais effectivement ça donne des thèmes.
LE TAISO
Qu’est-ce que le taiso ?
Ma découverte du Taïso date de quand j'avais 3 - 4 ans. C'est aussi simple que ça. Le premier cours de judo commence par une mise en corps ou un réveil musculaire, on utilise le langage qu'on veut. On se met en corps, même à 4 ans. Et j'ai continué le judo comme ça.
Le Taïso, c'est aussi simple que ça, initialement. Taï, le corps et so la manœuvre, étymologiquement. On prend un temps, on se met en corps. Qu'est-ce qui se passe, à ce moment-là, sans faire le neuroscientifique ? À ce moment-là précis de notre journée, c'est quand même un temps dans un dojo, au calme, dans un espace sensoriel qui est plus ou moins calme, d'accord, mais centré sur soi. C'est une éducation à se recentrer sur nos sensations, à l'abri du quotidien. Après, selon le modèle japonais de « ich, ni, san, shi… » : on compte pour faire des étirements balistiques si on veut la jouer physio, qu'on fasse de l'étirement statique ou dynamique.
Ce plan physio, de toute façon, tout le monde n'est pas d'accord sur les étirements mais quel est le bénéfice ? C'est déjà d'être centré sur soi pour une mise en corps progressive, un échauffement etc. Donc, initialement, j'ai rencontré le Taïso comme ça. J'ai toujours fait mes stages, mes enseignements et mon parcours comme ça. On ne commence pas par courir autour du tapis et on claque des mains, 10 pompes etc ...
Éduquer à l’attention-concentration
Sans prétention, si on prend l'angle psychomoteur d'un échauffement très lent, doux, progressif, en fait, très brièvement, ce qui se passe, c'est qu'on descend le niveau de vigilance donc le fait d'être connecté à plein de stimuli par effet de fatigue de la journée. Souvent, en plus, on fait du judo entre 17h et 21h. Il s’agit donc de baisser le niveau de vigilance en aidant à se centrer, se calmer, mieux encore en induisant un travail respiratoire que même nos jeunes adorent. Les enfants adorent se calmer ! Même s'ils ont l'appétence à l'excitation, ils aiment sentir un autre état d'être en étant un peu plus calmé, relaxé en début de cours. C'est du pain béni, après, en terme d'attention et de concentration.
On descend son niveau de vigilance, on accueille un peu mieux nos sensations, on est un peu plus connecté … Je vous invite à faire un étirement en pensant à la recette de ce soir ou ce que vous allez manger et un étirement en plongeant à fond dans cette sensation d'étirement des pelvi-trochantériens (NdlR : Les muscles pelvi-trochantériens sont huit muscles du membre pelvien), des hanches, de l'épaule etc ... C'est quand même une autre présence ! C'est une éducation à l'attention-concentration, ça, j'en suis convaincu.
Développer une qualité de mouvements et donc technique
On a déjà la prétention de réduire le risque de blessure avec ce type de « taiso » en début de cours. Mais moi, je travaille sur ce sujet de l'attention chez les jeunes. Et en tout cas, on descend l'excitabilité donc on a une attention de meilleure qualité à son corps, à son partenaire, aux consignes du professeur. On ne va pas se mentir, je suis un jeune hyper actif donc, petit, peut-être que ça me canalisait et que j'étais moins Zébulon quand il y avait la consigne d’y aller.
Et je l'ai cultivé parce que c'était mon modèle d'enseignement et, dans les stages, je me rends compte que ça a son écho chez des gens de tous profils ; les enfants ou les parents qui se retournent et voient leur enfant canalisé ; les athlètes qui disent avoir accès à plus de sensations sur les choses fines de dissociation segmentaire quand on demande de dissocier son bassin des épaules par exemple. Quand tu es tout tonique et tout verrouillé, c'est compliqué. Alors que quand tu es passé par un effet relaxant qu'est la respiration ou l'étirement, tu accèdes à autre chose. Au passage, tu réveilles tout ce qui est proprioceptif par les étirements et donc tu ressens davantage ce qui se passe.
Et derrière, des publics comme nous, un peu plus âgés, te disent : « tiens, moi, ça fait 30 ans - j'en ai tellement des récits et ça me fait toujours beaucoup d'honneur – et enfin je peux faire le sasae ou le décalage de hanche que tu nous as montrés grâce à ton Taïso ». Tu m’étonnes ! On est toute la journée debout donc les hanches sont dans l'axe des épaules. Au niveau thoraco-lombaire, c'est ultra verrouillé. Va faire un Seoi ou une rotation, un taï sabaki… C'est verrouillé. Si tu as un petit peu déverrouillé et par l'effet de l'entraînement, si tu en fais beaucoup, effectivement tu as accès à autre chose.
Donc il y a le côté cognitif, on réduit l'excitabilité ; il y a le côté physio où on réduit le tonus et alors, on accède à une autre qualité de mouvement. Voilà j'ai été un petit peu dans la technique mais tout simplement, ça permet un autre rapport à son corps, à ses sensations.
VERS UNE NOUVELLE DISCIPLINE ?
Le taiso dans nos dojos
Tout ce que je raconte là, c'était en début de cours de judo ou de stage.
Comme je tourne dans les stages à droite à gauche, finalement, la fédération vient me chercher pour me dire qu'en fait, c'est une discipline, le Taïso, dans nos dojos. Ça s'apparente à de l'assouplissement, à de la gym douce, à du cross training qu'on voit un peu partout sur le territoire. Il y a de tout dans nos dojos…
On me propose de modéliser une progression technique et c'est ce que je fais depuis 2- 3 ans, à la fois dans des formations et dans des stages privés. Et je me régale à aller proposer une discipline qui est accessible à tous. Ça, ça me fait kiffer parce que j'aime me la péter à dire que, sur mon tapis à Aix-les-Bains, il y a un peu de toute la France : du sédentaire, de l'ancien judoka, du triathlète, des gens qui n'ont jamais fait d'arts martiaux … C'est quand même très initiatique. Alors les clubs s'y retrouvent, ils font de l'acquisition d'adhérents, ils créent une communauté dans la pratique.
L’énorme valeur ajoutée du sol
C'est donner une éducation psychomotrice par laquelle on apprend à contrôler sa respiration, à se mobiliser, à faire de la motricité au sol… Ce qui est pour moi un trésor en terme de mobilité articulaire, parce qu'on peut faire de la locomotion au sol et réactiver chez l'ancien judoka, ou celui qui est en devenir, la motricité qui n'est pas loin de la motricité spécifique du newaza. Où est-ce que, dans ce monde, on peut explorer sa motricité au sol à part dans la salle de danse et un petit peu en gym ? Mais le dojo, c'est un truc de fou : on peut mettre son corps partout, on peut dépasser le 1m² de notre tapis de yoga !
C'est vraiment une appétence personnelle, venant d’une grosse école newaza qu'on connaît par mon nom, ou celui de mon frère… Cette grosse culture sol est mon école de base du judo pour une raison toute simple, c’est qu’à l’époque, ils n’avaient pas de place ! Mon père me l’expliquait, il me disait pourquoi ils étaient si forts au sol : ils avaient des tout petits dojos comme nos amis du ju-jitsu brésilien. Ils peuvent mettre beaucoup de personnes sur pas beaucoup d'espace. Du coup, ils ont fait plus de newaza juste à cause des contraintes spatio-temporelles. Et du coup la motricité sol, c'est un vrai sujet. Dans ce monde, on a réduit notre locomotion, notre motricité à deux pieds, debout, donc c'est très précis mais rien que sur le plan thoraco-lombaire et des hanches, c'est un truc de fou de passer au sol. On relâche certains muscles auxquels on n'aurait pas accès debout parce que, debout, on tient notre posture en fait. J'ai eu la même réaction dans mes études où les gens trouvaient le « trésor » d'aller se mouvoir au sol, le plaisir des qualités de mouvement…
Et puis même, on régresse un petit peu psychiquement, on se rejoue un petit peu enfant. C'est l’un des secrets du newasa du ju-jitsu brésilien, c'est que le risque de chute est absent donc l'angoisse de cette fameuse chute n'est pas là… Pas de stress, donc effet relaxant et donc qualité de mouvement.
On va plus se mettre sur l'épaule, plus se relâcher, plus expérimenter. On est tout libre et c'est un rapport au mouvement qui est différent. Donc ça, je le réactive très fort dans le Taïso. On m'a beaucoup questionné « mais pourquoi c'est autant au sol, ta méthode ? ». Mais c'est parce que c'est juste une valeur ajoutée de fou sur le plan santé, physio, sensations mais aussi dans une autre dimension. C'est que quand je fais un stage, j'ai un temps précis d'initiation alors je préfère leur donner une valeur ajoutée sur des exos qu'ils n'ont pas forcément vus sachant que j'ai un gros background au sol.
L’importance de l’expérience collective
Chemin faisant, pour finir sur le Taïso, c'est une discipline qui est en plein développement. Je milite fort pour la tenue qui est essentielle : un pantalon blanc simple, un t-shirt noir parce que c'est plus esthétique. Ça renvoie un petit peu au code de la ceinture noire, au code binaire aussi qui est assez japonais et c'est propre, c'est simple, c'est épuré. Ça renvoie toujours la même image : c'est beau, c'est classe et puis c'est sobre. La sobriété, simplement, pour lutter un petit peu contre les perditions du type fitness, le fluo et tout ça. C'est une discipline et je suis assez fier de porter ça parce qu'il y a la dimension santé qui est derrière.
Je suis psychomotricien, je travaille en santé et de faire en sorte que les gens prennent soin d'eux dans un mouvement collectif, c'est essentiel. C'est ce que je reproche à tout plein de pratiques et de méthodes de prépa physique, de fitness etc., c'est la dimension individualiste. Là, on a un trésor de plus : on parlait de la motricité au sol mais le trésor de plus, c'est la dimension sociale, d'être ensemble avec un projet commun. On a connu ça au judo mais là, on peut le faire avec le Taïso.
Emmener les papas, les mamans, les cousins, des gens qui ne connaissent pas trop… C’est à la fois un bon moment pour eux et aussi une forme de survie de nos associations, sans prétention. En fait, c'est tellement d'enfants qui peuvent décrocher à un âge de 13 - 15 ans que c'est peut-être un moyen de les fidéliser. Moi, je travaille sur des projets avec des jeunes. En tout cas, que d’anciens judokas décrochent de l'association, qu'on ne les revoit plus alors qu'ils ont passé 15 ans à développer des habilités de combat, motrices, sociales d'être tous ensemble, de ne plus les revoir, c'est un peu dommage, je trouve. Et, en gros, grâce au Taïso, le dojo s'ouvre un peu aux gens et ça c'est cool.
SORTIR DE L’ENTRE-SOI
Proposer le taiso en dehors du dojo
En fait, à force de tester des stages et des choses, je me dis que ça correspond à tellement de publics que j’ai eu envie d’aller le proposer en entreprise. C'est tellement initiatique et facile d'accès quelque part… Tout en gardant nos codes : le hadjime, le maté, le salut, ce sont des piliers de nos pratiques dans le dojo qu'il faut savoir bien conserver et éveiller aussi. Ça donne un cadre, un état d'esprit et je vois que dans les ateliers en entreprise, les gens apprécient clairement.
Ça renvoie, en fait, à de la prestance , sans faire un décorum surjoué (que j'ai pu croiser dans le yoga au passage), c'est s'affilier, s'accorder finalement à des rites qui nous mettent dans un état d’esprit. Celui du contrôle de soi (attention au surcontrôle, ça peut aller vite aussi) ça encadre. Je vais prendre un exemple précis : le fait de remettre du salut à chaque séquence. Comme je mets un peu de jeux d'opposition, des jeux d'équilibre etc, la dimension salut, c'est un inhibiteur sur le plan cognitif. D'un seul coup, j'arrête mon émotion. Alors que, si je ne suis pas éduqué à l'émotion, je vais vite au contact physique de l'autre. Dans le fait de mettre un début et une fin, remettre un salut, ça calme et ça donne une présence à soi, une présence à l'autre, un contrôle de soi dans la pratique et ça, c'est ni plus ni moins ce qu'on apprend à nos enfants et à nos jeunes.
Par le biais de cette médiation Taïso, cette activité, les gens y voient beaucoup de bénéfices dans leurs propres sensations, dans la relation à l'autre. En fait, un cadre sécurisant, apaisé .. c'est ni plus ni moins que ça, les budos : je me donne un cadre où je viens exprimer mon opposition, mes pulsions, mon excitation, ce qu'on veut mais c'est encadré donc ce n'est pas n'importe quoi et ce sont nos codes qui garantissent un peu ça.
Une éducation utile à la vie
C'est difficile, dans certains sports, de demander un peu plus de respect. Mais c'est tout un conditionnement qu'on fait valoir un peu chez nous, peut-être parfois un petit peu fort, mais ça garantit finalement le contrôle de soi, le contrôle de ses impulsions. Sur le plan vraiment purement cognitif, c'est une grosse valeur aujourd'hui. Les neurosciences, les sciences cognitives te montrent par des études sur des cohortes d'individus suivis longuement que celui qui a cette capacité à gérer et sa frustration et son impulsion, à résister à la récompense immédiate, en fait, a plus de probabilités d'avoir une réussite socio-professionnelle. Ce n'est pas évident, je sais me frustrer, je sais maintenir un travail dans le temps etc. Si je veux de l'impulsion, de la réponse à l'impulsion tout de suite, alors je dérive à coup d'émotions et je dérive à coup de propositions de la vie. Ce n'est pas grave, on est tous un peu différents mais on peut en faire un lieu d'éducation, je pense.
Savoir d’où l’on vient…
C'est là où le dojo a vraiment ses forces et pas que le judo finalement, parce qu'il ne faut pas être qu'entre soi et puisque c'est la fin de notre propos, j'invite vraiment aller découvrir d'autres disciplines. On a parlé d'autres arts, d'autres sports, d'autres Budos. C'est très intéressant d'aller voir ce qui se fait en Aïkido etc. Et ça nous ouvre un petit peu aussi parce qu'on a fait valoir la force du judo et du Taïso, mais ce serait dommage de retomber dans un entre-soi.
Ce sont des patrimoines qui se réitèrent de générations en générations, pas par hasard. Je pense que tu as une appétence comme ça, après tu cherches dans la vie, dans les rencontres, dans les livres, des trucs qui vont dans tes valeurs aussi. C'est la limite aussi de retomber tout le temps sur la même chose… Je renvoie à deux ou trois livres pour sortir du tout compétitif, peut-être pour avoir un autre rapport à notre discipline. J'ai trouvé beaucoup d'éléments de réponse dans l'expérience mais théoriquement, je pense à L'essence du judo de Naomi Murata, Les fondements principes fondamentaux du judo d'Emmanuel Charlot, Promenades en judo d’Yves Cadot ... Ce sont des trésors qui décrivent le projet initial puis comment il s'est développé, comment il a dérivé. Après, c'est à tout un chacun de trouver ses valeurs dedans mais c'est intéressant de savoir d'où l’on vient, vraiment.
L’église au milieu du village : la rencontre
Un dernier que je voulais absolument citer, c'est J'aime le sport de petit niveau de Boris Cyrulnik aux éditions INSEP, il me semble. Sans le spoiler, vous verrez comment Boris Cyrulnik, un grand neuropsychiatre reconnu pour ses travaux sur la résilience entre autres, vient nous montrer les effets très puissants pour notre cerveau, notre santé mentale, d'avoir un rapport à l'autre dans la dimension sportive. Le plus important, ce n'est pas de gagner ou de perdre mais c'est d'avoir passé cette émotion collective ensemble et d'aller boire un coup après, de créer du lien en fait et une culture commune. Ça remet un peu l'église au milieu du village. Parce que ça renvoie à un sujet très large, que le dojo ne doit pas être un lieu uniquement pour faire gonfler des egos et prioriser la victoire, même si ça peut être utile, on l'a dit tout du long.
Ce doit être surtout un lieu de rencontre, ça j'y tiens. Je l'ai vécu comme ça , je me suis perdu, enfin mes valeurs avaient évolué avec la performance mais, aujourd'hui, je me rends compte que c'est une sacrée belle plateforme de rencontre pour ce dont a besoin peut-être notre société, sans prétention. Aller découvrir l'autre dans un cadre où blanc, noir, arabe, musulman, d'une autre ethnie... est, en fait, comme moi. On se rencontre et au moins, on a un truc à se dire, un truc pour se rencontrer et en fait, ça apaise les gens. Et je crois que c'était le même projet que Kano au début, dans un Japon nationaliste en pleine expansion d'un fort pouvoir nationaliste qu'on peut connaître dans notre Europe d'ailleurs. Et bien, quand tu as côtoyé quelqu'un, que tu as combattu avec, en fait, tu veux bien l'aimer parce qu'il est comme toi.
STAGES ET CONTACTS
Retrouver Arthur sur le tatami
Il y a, pour rester en lien, les réseaux sociaux. Mais ça doit renvoyer toujours au dojo et j'espère qu'on se rencontrera sur le tatami… Peut-être que tôt ou tard, je publierai tout doucement, peut-être sur le site expérience dojo. Initialement, c'est pour faire la promotion de mes activités en entreprise où j'ai eu de belles expériences avec des judokas qui ont envie de faire connaître le judo à leur collègues. Finalement, cet univers, on en fait l'apologie ici mais parfois, on fait un silo d'entre-soi qui peut paraître un peu ésotérique aux non-initiés et qu'il faut réussir à rendre accessible aussi.
Et pour organiser un stage ou un évènement, c’est la procédure habituelle, on se met en contact… Je suis donc sur Instagram, Facebook et Linkedin, c'est déjà beaucoup ! Mais c'est une interface, une façon aussi d'être en lien avec la communauté. Je réponds quand même souvent…
Je partage un petit peu des contenus pédagogiques au compte-goutte parce que c'est très chronophage et puis des résumés de stage, de choses comme ça, qui maintient une activité, une visibilité mais c'est une façon aussi d'échanger. Enfin il n'y a pas mieux que le bord du tatami.
Écouter d'autres interviews d'Arthur
Merci beaucoup aux podcasts :
- de l'Esprit du Judo, "Hajime", pour l'épisode "Arthur Clerget, savoir ralentir le mouvement"
- le Mondo Judo Podcast, son épisode 3
SUPER ARTICLE .
Merci beaucoup !! Et je vous souhaite un superbe week-end les 4 et 5 mai prochain avec Arthur… Amis judokas (et associés 😉), profitez pleinement !
Super interview, plein de choses très intéressantes qui me renvoie à ma petite expérience de judoka mais aussi à mon expérience de père et des raisons qui m’ont incité à proposer à mes filles de faire du judo.
Ça me renvoie également à mon expérience de « sportif du dimanche », moi qui ait fait du volley pendant 30 ans.
Le cadre, l’opposition, la rencontre, le collectif, l’échange, la progression, tout ça fait partie du sport, de la pratique sportive qui ne se résume pas à la simple recherche de performances.
Encore merci pour cette interview qui parle beaucoup de judo, mais dit aussi beaucoup sur le sport, sur nous.
🤩 Merci à vous de ce retour et témoignage… Le plaisir et épanouissement avant tout… 👌🏽😍
Ouaouwww
Quelle richesse d’enseignement!
Juste vrai!!!, en lisant votre article ,aujourd’hui mon état d’esprit sera différent, merci ,pour cette prise, de conscience, et bravo.