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5- QUEL JUDO VEUT-ON POUR NOS ENFANTS ?
5.1 Un sentiment de plénitude...
Le judo, c'est aussi véritablement une école de la deuxième chance, on peut y apprendre beaucoup plus qu'on ne le croit. C'est ce qui me permet de faire le lien avec ce qu'on disait juste avant, c'est-à-dire compétition ou pas compétition ? Est-ce que la pratique se suffit à elle-même ? Est-ce que c'est complémentaire ? Tout à l'heure, je parlais de visualisation mentale ou d'entraînement idéomoteur pour revoir des séquences de kumikata ou pour analyser l'adversaire. Mais on peut faire aussi du travail idéomoteur pour ressentir la beauté du mouvement.
Par exemple, quand je fais mon tai-otoshi, seoi-nage ou uchi-mata, visualiser quelle vitesse ça prend, quelle accélération, quelle sensation au moment explosif de la projection, c'est jubilatoire. Là, l'enjeu, c'est que du bonheur en fait ! C'est juste ce sentiment extraordinaire qu'on a de plénitude quand le ippon est parfaitement exécuté et qu'on n'a pas particulièrement l'impression d'avoir forcé pour le faire parce que toute l'amenée a été cohérente. On peut jouer à visualiser ça. On le fait en musique, au ski, dans d'autres disciplines... On est peut-être sur une dimension un peu hédoniste mais en tout cas, sur une pratique qui régénère des énergies positives. Se sentir bien, faire le vide, avoir ce sentiment de plénitude. Et je ne vois pas pourquoi une pratique comme le judo ne pourrait pas avoir simplement cet objectif. Bien sûr, peut-être qu'à un moment de ma vie, c'était nécessaire de "monter sur la boîte", comme on dit, pour être satisfait, mais aujourd'hui, je n'ai plus du tout envie de faire ça. Par contre, avoir des moments comme ça, de bonheur, juste parce que j'ai fait un bon randori, oui.
5.2 ...dans un environnement sportif risqué.
On se laisse conditionner par l'environnement et l'époque de la société dans laquelle on vit. Comme on l'a dit tout à l'heure, au début du judo, les Jeux Olympiques n'existaient pas et le sport tel qu'on l'entend aujourd'hui vraisemblablement pas non plus. S'ils ont fait toute cette exploration dans le domaine du judo et qu'ils ont continué, c'est qu'il y avait sûrement bien d'autres raisons de le faire. La petite inquiétude du moment, en fait, c'est que l'on est tellement polarisé sur la compétition sportive moderne telle qu'on la vit aujourd'hui qu'il y a trop de messages qui vont dans ce sens-là. On laisse penser aux gens que c'est ça, le but, le Graal, et que ça n'a pas de valeur s'il n'y a pas la médaille au bout. On en voit déjà les dérives et les problèmes que ça pose, notamment au niveau des clubs qui embauchent déjà des coachs pour pousser les tout jeunes dans cette direction-là. Je pense qu'on ne se rend pas suffisamment compte, à l'heure actuelle, à quel point c'est un risque de faire ça.
Si le sport moderne, tel qu'il est proposé aujourd'hui, a des aventures extraordinaires à proposer, et c'est bien évident, il y a aussi des facteurs de risque énormes parce que c'est devenu un tel business planétaire que les dirigeants des fédérations internationales, notamment, parlent plus de retour sur investissement que de la santé et de l'intégrité des sportifs. Donc en cascade, il faut faire très attention que ces logiques-là n'aient pas de conséquences préoccupantes sur la santé des tout jeunes.
Aborder la compétition avec une approche différente, plus proche du shiai de Jigoro Kano, pourrait-il permettre d'expérimenter l'adversité sans prendre ce type de risques ?
Il faut être bien clair sur les étapes. Quand j'étais en Angleterre, j'étais à 100 % polarisé sur la préparation des Jeux Olympiques. Donc, c'était juste une stratégie d'entraînement pour essayer de donner aux athlètes que l'on préparait les meilleures chances d'arriver aux Jeux Olympiques avec le maximum d'arguments et de ressources d'efficacité possible. Nous n'avons fait que ça.
Mais maintenant, si on parle de la formation des enfants, on rentre dans un champ complètement différent. Un enfant, ce n'est pas un adulte en miniature et ce n'est surtout pas un champion en miniature. C'est pour ça que la situation me paraît préoccupante. Quand on voit le nombre de risques de commotions cérébrales au judo, avec des enfants de 10 ans à 15 ans et même après, simplement parce qu'on laisse pratiquer des techniques qui sont complètement hors de contrôle, on peut être absolument certain que ça va se reproduire un grand nombre de fois.
La seule petite avancée récente, c'est qu'aujourd'hui on sait qu'il y a des commotions cérébrales. Et donc, quand il y a une commotion cérébrale, il y a un protocole normalement. Par contre, on n'est pas en mesure de faire en sorte d'éviter ces commotions et c'est ça, le problème. Pour cela, il faudrait modifier les règlements de compétition des enfants, ce que nous avons essayé de faire il y a 20 ans.
5.3 Choisir sa conception du judo
Aujourd'hui, il y a un règlement adapté pour les enfants, mais ce n'est pas suffisant puisqu'il ne permet pas d'éviter les commotions cérébrales chez les jeunes entre 13 et 16 ans. Au-delà d'un règlement adapté, il faut qu'il y ait, derrière, une vision, une conception, une philosophie de la part des professeurs, des entraîneurs et des coachs. C'est d'ailleurs le principal. À partir du moment où, dans certaines compétitions de gamins, vous entendez sur le bord du tapis des mots imprononçables, du style "vas-y, massacre !", - je n'ose pas dire ce que j'ai entendu - forcément on va vers des difficultés.
C'est complètement connecté avec le mirage dans lequel on est, et qui, à mon avis, part des politiques de développement des fédérations internationales ; quand je dis développement, c'est plutôt économique, financier. À partir du moment où l'on crée des compétitions internationales de niveau mondial chez des cadets, ça veut dire qu'en cascade, on donne un message absolument catastrophique à toute la communauté des clubs, et dans tous les pays, pas seulement en France. Il faut savoir que dans certains pays, quand on est champion du monde cadet, on change le niveau de vie de toute sa famille, et là, ce n'est pas du tout la raison qui l'emporte, c'est de la démagogie totale. Les enfants, même les plus jeunes, deviennent des produits. C'est là où les choses sont graves.
5.4 RESPECTER LES ÉTAPES DE CONSTRUCTION ET D'APPRENTISSAGE
Ce qui me semble important, c'est tout ce que le monde de la psychopédagogie et de la physiologie nous apporte en termes de connaissances sur les caractéristiques de développement des enfants et des jeunes adolescents. Par exemple, on sait qu'il y a certains exercices, certaines intensités, certains contextes psychologiques d'entraînement qui sont très néfastes et dommageables pour la santé des enfants et qui, en plus de ça, ne produisent rien. On va leur mettre une pression pour qu'ils arrivent à faire des choses que leur organisme, du point de vue de la maturité, n'est pas capable de faire. En général, quand on fait ce genre de choses, ça peut parfois marcher à très court terme car il se peut que les enfants qui sont poussés vers l'agressivité et l'utilisation de la puissance physique, gagnent quelques compétitions à cet âge-là. Mais en général, ça les détruit derrière, c'est-à-dire qu'ils y laissent leur santé. Souvent, les dégâts les plus considérables sont au niveau psychologique.
En revanche, on sait aussi, grâce à l'étude de la maturation hormonale et physiologique, quels sont les bons exercices, ceux qu'il faut privilégier, à chaque âge, chez les enfants et les jeunes adolescents. Donc, l'enjeu, c'est de construire un parcours, étape par étape, qui tienne compte de ces paramètres, de ces facteurs. Et ça, c'est un enjeu tellement important qu'il y a des pays qui ont véritablement commencé à mettre des moyens là-dessus, dans le judo et dans tous les sports.
5.5 LA DIFFÉRENCE ENTRE L'ÂGE CIVIL ET L'ÂGE BIOLOGIQUE
À partir du moment où on met des intérêts, même si ça peut être illusoire d'ailleurs, c'est un peu le miroir aux alouettes. On vous dit : "Ah, tu as vu, maintenant il y a la Pro Ligue, et puis à 15 ans, c'est l'entrée en pôle espoir, donc forcément il faut qu'en minime tu sois sur la boîte parce que si tu n'y es pas, tu ne vas jamais rentrer dans la filière, etc." Avec ce raisonnement, on est piégé. D'autant plus que le facteur le plus important, et que je n'ai pas encore mentionné, dans l'organisation de ces parcours, étape par étape, c'est d'être capable de faire la différence entre l'âge civil et l'âge biologique. On sait, aujourd'hui, de manière assez stable, par les différentes études qu'on a dans tous les sports, qu'entre deux enfants du même âge civil, il peut y avoir jusqu'à 4 ans de différence. Ce qui veut dire, en creux, que pratiquement tout ce qu'on appelle "détection", tel que c'est pensé aujourd'hui, c'est un mythe. La plupart du temps, quand on fait des sélections de gamins qui ont entre 11 et 15 ans, la seule chose qu'on identifie, détecte ou évalue finalement, c'est qu'il y en a un qui est plus en avance, du point de vue de sa maturité, que les autres. Et c'est incroyable parce que ça va jusqu'à ce qu'on appelle la technique. Ce n'est pas seulement pour les paramètres physiologiques puisqu'en fait, la technique est complètement déterminée par le niveau de force, de puissance, la coordination.
5.6 SORTIR DU MYTHE DE LA DÉTECTION
Il faudrait donc arriver à sortir du mythe de la détection pour véritablement aller vers une autre vision, une autre philosophie, qui serait plutôt un suivi longitudinal, ce qu'on appelle l' "estimation du potentiel". Parmi tous ces jeunes individus, est-ce qu'il y en a qui ont la motivation, les parents, les facteurs environnementaux et des paramètres aussi physiologiques, génétiques ? Est-ce qu'en les observant et en essayant de les garder vivants le plus longtemps possible dans l'aventure sportive, je vois, au fil du temps, sans me précipiter, ceux qui vont arriver jusqu'à une médaille olympique, par exemple, si c'est ça le projet ? Si ce n'est pas le projet, il y a ceux qui s'éclatent dans leur sport, qui se régalent d'en faire, et qui deviennent autre chose. Certains deviendront professeurs de judo ou feront autre chose. Mais aujourd'hui, à 12 ans, on les met tous sur une ligne de départ, on donne le signal, et puis les trois premiers, ce sont les bons, et les autres, on les oublie. Et c'est bien sûr dommage parce qu'on passe peut-être, aussi, à côté de judoka qui se seraient révélés 3, 4 ou 5 ans plus tard. Ça pose une vraie question éthique. Pourquoi avoir une forme de détection discriminante comme ça, en bas âge, alors que l'aventure n'a même pas commencé ?
Une très grande proportion de ces jeunes n'est pas en capacité de montrer ce qu'on appelle leur talent éventuel. Ce n'est pas parce qu'ils n'en ont pas, ils en ont peut-être plus que les autres, mais simplement leur maturité physiologique, hormonale, ne leur permet pas de le montrer à cet âge-là. Il y a des études étonnantes et très intéressantes qui montrent que, parmi ces groupes de gens qu'on va peut-être un peu délaisser, très souvent, parce que leur courbe d'évolution va être plus lente, certains vont monter plus haut avec de véritables potentiels de réalisation de très hautes performances … mais s'ils survivent au processus.
Parce qu'il y a de grandes chances que, s'ils ne gagnent pas pendant longtemps les compétitions chez les jeunes, ils se tournent vers une autre activité, ou décrochent et n'en font plus. Ce sont des questions qu'on explore. Il faut savoir qu'aujourd'hui, il y a des pays qui investissent sur ces stratégies de formation des jeunes athlètes vers le haut niveau, en se posant ces questions-là et en outillant ces questions avec les recherches en sciences du sport.
5.7 DES OUTILS POUR PROTÉGER LES JEUNES ATHLÈTES...
Il y a beaucoup de choses, c'est difficile de tout développer mais il existe aujourd'hui des outils qui permettent d'évaluer ce qu'on appelle le pic de croissance. Prenons l'exemple de deux enfants de 12, 13 ans. Où est-ce qu'ils en sont par rapport au moment où le pic de croissance va se produire ? Ça se fait en mesurant le haut et le bas du corps, de manière différenciée, parce que ces deux parties du corps ne grandissent pas dans la même temporalité. Cela permet de pondérer, par exemple, les résultats qu'on voit. « Lui, il est cinquième mais il n'a pas encore fait son pic de croissance, par rapport à lui qui est toujours devant, toujours premier, mais dont la croissance est déjà faite, pratiquement. Ou peut-être pas totalement faite, mais il est déjà en avance ». Cela permet de protéger la santé des jeunes athlètes ou des gens qui débutent véritablement leur parcours à haut niveau.
5.8 ... et les garder longtemps sur les tatamis
Cela permet aussi, par exemple, de mettre en place des dispositifs – et ça, c'est plus compliqué à faire – pour essayer de garder les jeunes le plus longtemps possible dans l'activité. Par exemple, il peut s'agir d'un jeune qui gagne tout le temps et pour lequel on pourrait presque se dire que c'est "trop". Il y a alors la possibilité de lui dire : "non, le championnat de France, tu ne vas pas le faire, on va t'envoyer, à la place, faire un stage de perfectionnement à Montpellier avec Monsieur Katanishi, par exemple, parce que tu es benjamin ou minime".
Et puis l'autre, qui ne gagne pas, on le sélectionne quand même pour une compétition, ou bien on lui garde une place pour qu'il fasse partie du groupe ou du prochain stage. Parce qu'on se dit que, pour l'instant, il ne montre pas grand-chose, mais on sent qu'il a envie. Tout ça, ce sont des analyses et des dispositifs. Il y a encore d'autres outils qui permettent aussi d'estimer un petit peu la trajectoire individuelle de performance. Beaucoup de choses sont à l'étude en ce moment. Ce qu'il faut prendre en compte, surtout, c'est que, encore une fois, certains pays, comme les pays anglo-saxons et nordiques – Grande-Bretagne, Canada, États-Unis, Australie, Nouvelle-Zélande, Pays-Bas, etc. – sont déjà là-dessus depuis 15-20 ans avant nous, comme c'était déjà le cas pour la dimension psychologique dont on a parlé tout à l'heure. Je pense que ça mérite une véritable attention.
6- Comment former des athlètes de haut-niveau
6.1 Débriefer les jeux de Paris
Le résultat des Jeux de Paris pour les Français est remarquable. Néanmoins, il va falloir les débriefer de manière objective : le fait qu'il n'y ait pas les Russes, qu'il y ait le "Home advantage", tout un tas de choses qui nécessiteront forcément de modérer l'enthousiasme et de se poser les bonnes questions. L'erreur, en fait, c'est de tirer des conclusions d'un seul événement isolé. Ce n'est pas comme ça qu'il faut faire. Si on regarde sur les 20 dernières années, si on regarde les grandes courbes sur des longues distances, on voit qu'il y a même des pays qui, aujourd'hui, ne sont plus des pays émergents du haut-niveau, comme l'Australie par exemple, et qui, dans certains sports, arrivent à des résultats très stables, remarquables, alors qu'il y a 10 ou 20 ans, ils n'y étaient pas. C'est là où il faut se poser des questions parce qu'il y a vraiment un travail stratégique à faire sur le long terme.
6.2 lE PROBLÈME DE L'EFFICIENCE DES FILIÈRES DE HAUT-NIVEAU
Quand je suis revenu de mes missions à l'étranger, j'ai réintégré l'INSEP sur un poste au Pôle Formation. Je m'occupe d'un projet que j'ai intitulé "Stratégie de formation des jeunes athlètes vers le haut niveau", et qui est né, notamment, de plusieurs mois de travaux, de discussions, d'échanges d'expériences avec une vingtaine de fédérations. On avait organisé ce qu'on appelle une communauté de pratique et donc, régulièrement, on avait une réunion, en visio la plupart du temps, pour échanger sur des thématiques. À un moment donné, on était justement sur ces questions de formation des jeunes, de détection, d'entraînement intensif précoce, d'hyper spécialisation précoce. On a observé qu'il y a des sports où on commence très tôt : à 10 ans, on s'entraîne déjà tous les jours. Et, au même moment, sont venus s'inviter tous les phénomènes d'actualité sur les violences dans le sport, avec tout ce qu'on a pu entendre depuis le début de l'année 2020. On a donc croisé tout ça. On s'est dit qu'il y avait vraiment une thématique transverse à toutes les disciplines sportives en France. Chacun a donné son analyse sur ce qu'on appelle la filière du haut niveau, depuis le club, Pôle Espoir, Pôle France, jusqu'à l'équipe de France, l'INSEP. Les questions étaient multiples et tout le monde s'accordait à peu près sur un point : c'est un souci d'efficience. Par rapport aux grands objectifs qu'on a attribués à cette filière, on est rarement sûr que ça produit ce qu'on en attend. Même si ça produit des choses intéressantes, ce n'est pas nécessairement ce qu'on attendait. Après, cela soulève de multiples questions, notamment celle de la protection de l'intégrité physique et psychologique des très jeunes athlètes qui sont exposés très tôt. Donc, en rassemblant tout ça, on a organisé d'abord une succession de deux ou trois événements à l'INSEP, des petits séminaires dans différents cadres avec des thématiques un peu resserrées. Cela a abouti à la création d'une formation destinée à des professionnels.
6.3 FORMER LES PROFESSIONNELS...
Cette formation n'est pas une formation initiale mais une formation continue, qui contient quatre modules de quatre demi-journées réparties sur une année environ. On a des formateurs de top niveau évidemment. Actuellement, on a 15ou 20 inscrits à la formation, ce qui est volontaire car pour l'instant, on essaie de garder un nombre restreint. Comme ce sont des professionnels, on joue aussi beaucoup sur le partage d'expériences. D'une fédération à une autre, il y a des expériences passionnantes et les gens s'enrichissent beaucoup en les partageant. Ensuite, on a évidemment des grandes thématiques qui sont un peu celles qu'on a exposées depuis un petit quart d'heure : les questions autour de la détection, de la spécialisation précoce, de savoir si on peut évoluer dans notre pensée pour quitter ce mythe de la détection et pour aller vers un changement de paradigme sous forme d'évaluation du potentiel sur le long terme. C'est une vision beaucoup plus dynamique que de chercher des facteurs magiques et de se dire : "Lui, il a le talent, et lui, il ne l'a pas", ou "il l'a moins que l'autre". À part les grands sorciers, personne ne peut dire exactement comment il faut faire. C'est donc plus une approche longitudinale, qui peut être outillée avec des mesures, de la métrique et de l'observation. Tous les outils modernes des sciences du sport sont conviés à participer.
6.4 ... et faire évoluer les pratiques sur les tatamis
Cette approche longitudinale est vraiment une évolution, à mon avis, très intéressante en laquelle je crois beaucoup. Les questions très médiatisées des violences sexistes et sexuelles dans le sport ont du mal, pour l'instant, à trouver des solutions d'efficacité autres que la prévention, la sensibilisation des acteurs, les campagnes d'affichage. On fait des chartes, un code moral, d'éthique, etc. Mais à un moment, il va falloir faire le bilan de l'efficacité de tout ça et je ne suis pas convaincu. Par contre, nous, ce qu'on sait, c'est qu'en travaillant sur des thématiques comme les nôtres, on est vraiment sur les croyances des entraîneurs, sur les représentations que tous les acteurs du sport ont à propos de la manière dont on doit former un jeune athlète, l'accompagner. On pose la question de la posture de l'entraîneur : est-ce qu'il faut absolument passer par des souffrances et certains mots ou certains vocables pour faire avancer un athlète, parce qu'on le provoque par exemple ? C'est dans le champ de notre travail et de nos réflexions. Ce qu'on voit, c'est qu'en fait, quand on propose ce type d'analyse aux cadres du sport, tout le monde chemine et est prêt à réfléchir, à se remettre un petit peu en question, à revoir ses croyances et ses pratiques. C'est ce en quoi je crois beaucoup plus. C'est un travail de long terme évidemment, mais il me semble que c'est un travail beaucoup plus professionnel et qui a beaucoup plus de chances d'aboutir à une amélioration de la situation que les campagnes d'affichage qui sont proposées actuellement et qui coûtent aussi de l'argent et du temps. Elles sont nécessaires, parce que les rappels à l'éthique, c'est très important aussi. Sensibiliser, il faut absolument le faire. Mais je pense que conjuguer les deux, à minima, serait une bonne idée.
Comment un professionnel peut-il changer ses pratiques quotidiennes (suite à cette formation par exemple) si le système global dans lequel il s'inscrit et à travers lequel il est, au moins en partie, contraint, n'évolue pas ?
6.5 LA RESPONSABILITÉ DES FÉDÉRATIONS
Je ne suis pas naïf. C'est une très grande difficulté que cette situation. Je vais être un peu plus cash et renvoyer la fédération à ses vraies responsabilités. Elle a un engagement républicain, un "contrat d'engagement républicain" (je ne sais plus le terme exact) : il s'agit d'une injonction ministérielle aux fédérations qui doivent montrer qu'elles agissent pour protéger l'intégrité de tous leurs adhérents, et évidemment, en premier lieu, des mineurs, des jeunes athlètes, des enfants. Ainsi, à mon avis, si pour une raison ou pour une autre, ça patine, elles peuvent être rappelées à leurs obligations. Par exemple, si certains cadres techniques n'arrivent pas à sortir de leurs vieilles lunes, de leurs croyances ou pratiques archaïques, je pense que c'est un outil juridique qu'il faudra, à un moment donné, brandir.
Après, je pense que dans un monde merveilleux, normalement, c'est la responsabilité du comité directeur de la fédération et de la direction technique que de faire passer les messages. Qu'il s'agisse d'orientations, de directions techniques, de pédagogies d'entraînement, de règles d’arbitrage pour les benjamins / minimes, ils se doivent d'avoir des indications très claires pour tout le monde.
Par exemple, il y a une quinzaine d'années, la direction technique de la fédération a choisi de remettre des compétitions minimes au niveau national alors qu'on avait arrêté cette expérience au début des années 80, parce qu'on se rendait compte que ça poussait tout le monde dans un entonnoir trop tôt. Comme on le disait tout à l'heure, ça mettait de la pression trop tôt sur la santé des enfants. À cette époque-là, je me souviens que tous les cadres disaient : "Former un judoka, c'est du long terme. Même les résultats en junior, ce n'est pas ça qu'on cherche. Nous, ce qu'on veut, c'est construire des gens, augmenter leurs ressources pour qu'ils soient performants aux Jeux Olympiques." C'était le raisonnement à ce moment-là. Autour de 2010 environ, contre tout bon sens, on a remis des compétitions nationales chez les minimes. De mon point de vue, c'est une aberration.
Il faut savoir que récemment, au Japon, la fédération a annulé une compétition nationale pour cette même catégorie d'âge, avec exactement les mêmes raisons c'est à dire que, quand on fait ce genre d'événement, les gens, dans les clubs, deviennent fous : au lieu d'être raisonnables, ils font n'importe quoi avec les enfants. On se retrouve ensuite avec des incidents très graves au niveau des jeunes.
6.6 L'exemple de la russie
Quand j'étais en Russie, avec le manager général de l'équipe, Ezio Gamba, nous faisions des des formations pour les entraineurs dans toutes les régions et lui, il demandait à chaque fois d'arrêter de se polariser sur les résultats en cadet.
Regardez les tablettes : jusqu'à aujourd'hui, les Russes ont cartonné sur tous les championnats européens ou mondiaux, en cadets et même juniors. Il ne leur disait pas : "On ne veut plus de résultats en cadets", ce n'était pas aussi tranchant que ça... Il essayait plutôt de leur dire : "Si vous vous polarisez, si vous mettez une pression déraisonnable sur les jeunes pour qu'on gagne toutes les médailles en cadet, ça sera au détriment de nos résultats en équipe de Russie olympique." C'est le raisonnement qui est intéressant.
En France, on est hyper impressionnés par ces résultats. Je me souviens qu'il y a 20 ans, on disait : "Tu as vu les championnats d'Europe cadet ? Les Russes gagnent tout. Ils sont hyper mûrs, ils arrivent avec déjà des moustaches. Comment faire pour que les nôtres aient des moustaches aussi ? ». Mais ce n'est pas possible d'entendre ça ! On a une autre culture, on a une autre trajectoire à tout points de vue. Chacun doit construire son chemin, son école, son système, son dispositif. On ne fait pas de la performance en copiant les autres. Ce genre de réflexion révèlent des croyances complètement à l'opposé de tout ce que j'ai essayé de développer, d'exposer ici. On fait de la performance en se réinventant et en créant une variante singulière du chemin.
6.7 Le chemin que pourrait prendre la france
Ce que je viens de dire sur la singularité de chaque chemin est vrai pour chaque individu, chaque club, chaque société, chaque pays. Évidemment, c'est un peu plus difficile à expliquer, peut-être, que de répéter "vas-y à fond tous les jours, bastonne-toi". Je conçois que ça demande un peu plus de temps et d'analyse, mais d'abord c'est absolument indispensable, et ensuite c'est le devoir des organisations. C'est notre responsabilité. C'est pour ça qu'il faut absolument une vision du long terme, de la continuité, et un travail sérieux, professionnel, qui réunisse. Soyons créateurs d'un chemin individuel au niveau du judo français par exemple. D'autant que le judo français a tout. La France est peut-être le pays, aujourd'hui, où il y a le plus de ressources pour construire une école, une fédération, une communauté de judo absolument merveilleuse. Par contre, elle est très désunie, et on le sent bien actuellement. On ne voit pas où sont les hauts-gradés, les anciens professeurs rouspètent, arrivent des projets, comme la Pro Ligue, que l'on ne comprend pas... Il y a beaucoup de facteurs de désunion alors qu'il faudrait rassembler toutes ces énergies pour que ça réussisse solidement sur le long terme.
6.8 RASSEMBLER TOUTES LES ÉNERGIES
L’ancienne équipe fédérale, par conservatisme, bloquait les énergies on l’a bien vu avec le haut-niveau. Mais à l'évidence, dans l'ancienne équipe, il y a beaucoup de gens qui sont porteurs d'une trajectoire historique de ce qu'est le judo français. Donc, la nouvelle équipe, qui est un petit peu fraîche et immature, ferait bien de se poser ces questions-là : de quoi sont-ils véritablement porteurs et est-ce qu'ils ont véritablement fait le tour de toutes les questions ? Cela ne me semble pas être le cas. Si on arrive à rassembler toutes ces bonnes volontés, toutes les énergies, on arrivera à construire quelque chose de solide, avec une vision du long terme.
7- CoNCLUSION : retrouver d'où l'on vient et prendre la bonne direction
7.1 Des questions qui se posent à toutes les époques
J'aimerais finir avec une réflexion en termes de perspective. Je réfléchis à un certain nombre de difficultés qu'on rencontre, et ce n'est pas nouveau ; à toutes les époques, ces questions se posent. Par exemple, il y a eu cette difficulté sur le sens de l'arbitrage aux Jeux Olympiques. Si je repense à ma trajectoire au cours de ces 40 ou 50 dernières années, j'ai le souvenir que dans les années 90 — on va dire de manière un peu globale, des Jeux Olympiques de Barcelone à ceux de Sydney — le judo, dans sa forme moderne de compétition, avait trouvé un certain équilibre. On voyait des magnifiques projections, des expressions de toutes natures, d'écoles très diverses, en compétition à haut niveau, et l'arbitrage était parvenu à une bonne interprétation de tout ça. Il y avait peu d'incidents même s'il y avait des erreurs, bien évidemment, comme dans tous les sports. Il y avait aussi la décision qui existait avec trois arbitres (et non le golden score) et les choses se tenaient. On n'avait pas l'impression d'un écart difficile à supporter entre le judo des clubs et le judo à haut niveau car il y avait cette sorte de continuité dans la lecture de la discipline, dans sa compréhension.
7.2 réfléchir à partir de bonnes pratiques déjà observées
Souvent, j'entends tous ces propos actuels sur l'arbitrage : est-ce qu'il faut changer la règle du shido, de la sortie de tapis, de la fausse attaque ? Je pense qu'il faudrait peut-être regarder comment se passait l'arbitrage des compétitions de cette décennie et réfléchir à partir de là. Un peu comme on observe des bonnes pratiques en se disant : est-ce qu'on peut revenir à une forme d'équilibre, même si le judo a un peu changé ? On sait que les compétiteurs s'adaptent en fonction de ce qu'on leur propose comme cadre réglementaire. Donc, si on devait faire évoluer la réglementation sportive, est-ce qu'on ne pourrait pas le faire en s'inspirant de cette décennie ? Est-ce qu'on ne pourrait pas demander ce qu'on a peut-être manqué avec tous les changements de règles faits en procédant par petits détails et en oubliant peut-être l'essentiel ? Est-ce qu'on ne pourrait pas retrouver cet essentiel en observant minutieusement la manière dont ça se passait entre 92 et 2000 ?
7.3 retrouver les messages des anciens et prendre la bonne direction
C'est drôle car en pensant au travail de l'École française de judo, sous la direction de Didier Janicot, qui avait encadré le travail sur la méthode de la progression française d'enseignement, je réalise que c'est concomitant : la publication date de 89 ou 90, je crois. Et c'est à peu près dans ces années-là que l'École française de judo est créés statutairement. Je pense qu'il manque une sorte d'organisme — je ne dirais pas indépendant, mais qui ait suffisamment d'espace, notamment de décision, pour organiser la formation des professeurs, telle que l'avait conçue Didier Janicot. Plus indépendant de la politique et surtout du marketing, c'est à dire du modèle économique parce que ce n'est pas le sujet.
On avait invité Hiroshi Katanishi au stage de hauts gradés en 1999 ou 2000, ou comme de nombreux experts, monsieur Awazu bien sûr, Kiyoshi Murakami, Jacque Leberre, Serge Feist, Patrick Vial, Miwako Lebihan (pour le kata), Michel Alagisi, Michèle Lionnet, Eugene Domagata (pour le jujitsu)... Ils avaient contribué à l’approfondissement de nos stages de formation. Et on avait essayé de filtrer et de transmettre les messages de nos anciens et de tous ces experts qui étaient parfois étaient un peu taiseux — Monsieur Awazu ne faisait pas de grands discours, Jacques Lebert non plus — afin de les faire passer dans les formations. Parce que, je le répète, la formation, ce sont des rencontres, ce n'est pas un workshop. Sinon, il faut rester chez soi et faire des webinaires. Je pense que la formation, c'est bien autre chose. On pourrait revenir aux premiers grands maîtres Kawaishi, Awazu, Michigami, Ishiro Abe, dont on a essayé de retranscrire leurs messages dans des vidéos dont la Fédération est dépositaire. Il y en a des stocks. Je ne suis pas sûr que les dirigeants actuels le savent, mais ils en ont plein leurs caves. Dans les caves de la fédération, il y a tous les messages qu'on avait essayé de synthétiser et de divulguer, de diffuser au plus grand nombre, dans cette décennie-là. J'essaie de trouver des pistes de travail concrètes. À mon avis, ce n'est pas si compliqué que ça de retrouver le fil et de ne pas perdre le sens des choses, celui du judo notamment. On a tout en France mais il faut faire un petit travail pour dépoussiérer et réactiver en prenant les bonnes directions.
Je tiens à remercier Yves Cadot pour ses travaux qui m’ont permis et me permettent encore aujourd’hui d’enrichir cette réflexion dont j’ai partagé une partie durant cette interview, ainsi que Frédéric Demontfaucon et Frédéric Dambach pour nos échanges et recherches communes.
Un immense merci à Patrick Roux pour son temps et sa générosité dans tout ce qu'il a partagé durant cette série d'interview. Vous pouvez retrouver Patrick Roux en stage ici : https://www.stagesjudo.org/ et les ressources associées ici : https://www.collection-judo.com/
Magnifique. Comment ne pas être d’accord…..le défi c’est tout de même d’avoir un semblant de modèle économique, tant que le système international fonctionne comme actuellement. C’est aussi le rôle de chacun que de vouloir marquer une rupture dans l’approche qu’on nous impose. Très intéressant l’histoire des clubs italiens, pourrait-on en savoir plus? Ou avoir un contact ? J’ai eu cette folle idée il y a plusieurs années quand j’ai repris le judo en 2010 après des années d’études et que je ne comprenais plus grand chose à la compétition…..merci beaucoup pour ce formidable travail, et merci à Mr Roux pour sa disponibilité sa générosité dans le partage. encore 1 personne que j’adorerai inviter à un dîner débat discussion 😂. Longue vie à ton blog!
Merci beaucoup pour ce partage ! Eh oui, je vous rejoins, on ne peut pas passer outre un modèle économique qui se tienne un minimum… Mais on devrait pouvoir en trouver un au service du judo j’imagine 🙂
Je vais me renseigner concernant l’expérience des clubs italiens !
tellement d’accord ,et merci car çà me conforte dans l’approche que j’ai eu avec mon fils
.car parfois çà me fait culpabiliser de l’avoir fait renter en structure quand junior 2,car je me dis qu’il aurait peut-être fait une autre carrière, ou pas .Vous faites un podium à Bercy à 21 ans mais que vous êtes pas dans le système car le choix était d’être très performant qu’en junior et sénior ,d’avoir une marge de progression ,ils ne vous sélectionnent pas et ils vous font comprendre qu’ils ne veulent pas de vous .j’ai entendu un entraineur national dire dans l’esprit du judo avec cet athlète je suis dans la conciliation ,bizarre dans une conférence de presse juste avant Bercy,alors qu’il n’y avait pas de différents ,de conflits à priori et évidemment pas de dialogue .Et rien a changé ,c’est affligeant.
Un grand merci Patrick pour la richesse et le partage de ton expérience…j’adore et j’adhère.
J’apprends beaucoup à ton contact et ceux d’Hiroshi, Fredo, Yves, Jane…entre autre…
Il est important de faire le bilan et poser les bons constats, sans langue de bois, et de faire ce qui est juste!
Merci Pascaline de nous permettre de vivre ces riches échanges 🙏
C est toujours un plaisir d’entendre et de voir ce Monsieur .
C’est de René DESCARTES du Judo Français
Merci René, je transmets !