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1- La place de la compétition dans le judo
Pour les judokas qui aiment la compétition mais qui n'ont pas de carrière à mener, quelle place donner à la préparation aux compétitions, c'est-à-dire à des entrainements très spécifiques par rapport aux entrainements qui permettent de s'ouvrir et "faire grandir son judo" de manière plus générale ?
1.1 PRATIQUE PERSONNELLE OU COMPÉTITIVE : DEUX VOIES COMPLÉMENTAIRES
Merci pour cette belle question parce que, d'une certaine manière, j'ai l'impression qu'elle permettrait de réinvestir absolument toutes celles dont on a débattu déjà un petit peu ce matin. Ça permet de mettre dans un rapport dynamique tellement de choses, notamment la question, la dimension, l'enjeu de la pratique versus la dimension du résultat et donc de la compétition etc. Je trouve que l'articulation entre les deux est très riche.
En fait, jusqu'à aujourd'hui - et c'est ça qui est extraordinaire dans mon travail - les deux dimensions, à savoir celle qui est compétitive, sportive et celle qui est éducative, à titre personnel, un peu comme la voix traditionnelle des arts martiaux par exemple, ça fonctionne. On a réussi à garder le sens des deux plutôt comme des voies complémentaires l'une de l'autre. Si ça pouvait continuer comme ça, je trouve que ça serait très bien. Pourquoi ?
Parce que dans la dimension de la pratique, sans qu'il y ait nécessairement de contrainte de résultats à atteindre au plan sportif, il y a déjà la magie du mouvement. Il y a cette expérience extraordinaire qu'on fait quand on ressent un mouvement exécuté de manière cohérente, quand la phase de préparation, de déséquilibre, s'emboîte parfaitement et qu'à la fin, on a une une projection qui produit beaucoup d'accélération. On n'a pas l'impression de forcer, c'est fluide, et même quand on l'observe de l'extérieur, en général, on a un sentiment de beauté. D'ailleurs, souvent, les néophytes ou les gens qui ne connaissent pas le judo, le reconnaissent. C'est ça qui nous identifie : « ah ! cette projection, que c'était beau ! c'était explosif, il y avait une impression de puissance, de vitesse... ».
1.2 NE PAS PERDRE LA BEAUTÉ DU MOUVEMENT
Je crois que c'est aussi une dimension extraordinaire de notre discipline qui la rend transversale, c'est-à-dire que ça la connecte à tous les arts. Par exemple, la beauté de la dynamique du mouvement sont des choses qu'on peut observer dans tous les sports, tous les arts, dans beaucoup de pratiques. Je pense que c'est quelque chose de très précieux qui demande beaucoup d'attention parce que, parfois, quand on voit les compétitions actuelles, on est un peu inquiet. On voit tous ces combats qui finissent sans projection ou même pire, comme on l'a vu parfois aux Jeux Olympiques : l'un a projeté de manière nette pendant le combat mais le spectateur ne comprend pas vraiment pourquoi c'est l'autre qui gagne parce qu'à un moment donné, il a fait une petite faute de saisie ou autre chose. Ça rend la discipline très illisible, incompréhensible, pour les gens qui ne connaissent pas de manière très précise, techniquement, le judo. Évidemment, ça porte aussi beaucoup d'inquiétude. On finit par se dire que si ça devient un peu trop la norme, le standard, les judokas de haut niveau vont davantage chercher à gagner comme ça que par une projection. Ça met carrément en danger le sens et l'avenir de la discipline elle-même. Je pense qu'on peut très bien pratiquer le judo sans faire de compétition.
Tu penses que ce n'est pas un passage obligé, à un moment donné, de se confronter ? Jigoro Kano avait parlé des chiai ou non ?
En fait, il faudrait distinguer le chiai de la compétition, tout simplement. La compétition sportive moderne, telle qu'on la conçoit aujourd'hui, est-ce que c'est encore le chiai tel que Jigoro Kano l'avait défini ? je ne crois pas tellement.
1.3 COMPÉTITION OU SHIAIS ? LA PROPOSITION DE JIGORO KANO
Je pense que, dans l'idée de Kano, le chiai est plus un test d'efficacité, pour se donner un repère, avoir une information en retour. Est-ce que mes heures d'entraînement, toute la semaine, sont dans le bon sens ? Est-ce que ça me conduit à une forme d'efficacité ? Là, j'ai un test qui me renvoie un certain nombre de paramètres plus ou moins objectifs, ce ne sont pas les seuls, mais ça peut me servir aussi pour affiner ma pratique, la corriger, la réorienter. Comme l'idée de Kano est quand même toujours versée vers l'apprentissage, le perfectionnement du judoka, l'éducation, je pense que, pour lui, le chiai, c'était plutôt ça.
D'ailleurs, je ne saurais pas te dire s'il y avait des médailles à son époque ... Par contre, ce que j'ai cru comprendre, c'est qu'à un moment donné, il s'était positionné par rapport à l'évolution du judo. Alors est-ce que c'est l'évolution des shiai ou est-ce que c'est la compétition ? En tout cas, il avait commencé à s'inquiéter en disant que, si le judo prenait une orientation uniquement sportive, ça ne lui convenait pas du tout et qu'il pensait que le judo finirait par s'y perdre.
1.4 LES DÉRIVES DE LA COMPÉTITION AUJOURD'HUI
Après les Jeux Olympiques qui ont été une performance magnifique des équipes de France et une grande fête nationale, on a un peu la gueule de bois, quand même, en tant que judoka, lorsqu'on analyse de manière un peu objective ce qu'on a vu pendant une semaine. On se demande un peu quel était le message, en creux, qu'on a versé à la communauté du judo. Je suis tombé sur des gens qui ne font pas du tout de judo et qui ont regardé les combats en disant que ça n'était vraiment pas intéressant de voir des gens s'attraper, se faire lâcher, s'attraper, se faire lâcher, et à la fin ne pas comprendre pourquoi l'un avait gagné et pas l'autre. Je pense qu'on est là, vraiment, devant une question très importante, voire existentielle, pour la suite du judo sportif. Après, des dérives, il y en a d'autres. Pendant des mois, depuis 2020, on a parlé aussi des violences dans le sport d'une manière générale, de ce qu'on appelle les VSS (Violences Sexistes et Sexuelles), des questions d'omerta au sein des fédérations dans le monde sportif etc. C'est bien évident qu'une semaine, même olympique, ne va pas nous faire oublier toutes ces difficultés qu'il va falloir traiter de manière sérieuse.
1.5 FAIRE DU JUDO SANS FAIRE DE COMPÉTITION
Pour revenir à la question, je pense qu'on peut très bien faire du judo, et un judo très complet qui enseigne toutes les dimensions qu'il doit enseigner, sans nécessairement se contraindre à la compétition sportive telle qu'elle est proposée actuellement, avec les règlements actuels et modernes. En ce qui concerne les shiai, il y a même des clubs qui les organisent entre eux. Ce sont des clubs amis qui se regroupent, qui adaptent les règles comme ça leur convient, surtout pour que les gens ne se blessent pas et pratiquent à leur niveau. D'ailleurs, dans certains pays, notamment en Italie, il y a un groupement de clubs qui fait ça très bien et ce sont des judokas très forts en plus. Ils ne sont pas forcément connus mais allez faire randori avec eux, vous verrez, c'est très impressionnant. Ça montre bien qu'il faut faire la part des choses.
1.6 S'ENGAGER PLEINEMENT DANS LA COMPÉTITION SANS RESTREINDRE LE JUDO À CETTE DIMENSION
Moi, la compétition sportive, ça m'a passionné parce que c'était ma trajectoire. J'étais complètement dans le projet et donc, comme tous les compétiteurs de haut niveau, à un moment donné, je me suis concentré à 100 % sur cette aventure-là, totalement engagé.
Comme j'avais eu la chance d'avoir quelques informations et d'être un peu initié à autre chose avant cette période-là, je n'ai jamais pensé que le judo se limitait à ça. C'est une expérience, une aventure mais ce n'est pas parce que vous allez monter une fois l'Everest que vous considérez que la vie, ce n'est que le sommet. Donc c'est une très belle expérience mais heureusement, on peut faire du judo, et même un judo très complet, et découvrir peut-être beaucoup plus de choses, d'ailleurs, que certains ne le font dans la compétition si on a une une pratique bien menée, bien guidée avec des rencontres.
C'est, à mon avis, très important, cette diversité de rencontres, d'instructeurs, de professeurs, d'experts et de beaucoup de partenaires bien sûr. Par contre, sur ma trajectoire à haut niveau, que ce soit en tant qu'athlète et puis ensuite en tant qu'entraîneur, l'idée d'analyser toujours la pratique, ça m'a amené à chercher à construire des outils.
2- "ORGANISER" SON COMBAT POUR PROGRESSER
Une séquence de combat, c'est déjà trop d’informations. Juste dans une séquence de kumikata ou de préparation d'attaque, de liaison debout-sol, il se passe tellement de choses, il y a tellement de facteurs Pour arriver à s'y retrouver, à essayer de faire progresser quelque chose précisément, se demander ce qui ne va pas, ce sur quoi je pourrais agir... Rien que ça, c'est déjà difficile.
2.1 Le schéma d'un combat
Dans les années 90, et que j'entraînais l'équipe de France junior, j'ai tracé un petit schéma. Je ne savais pas trop au départ ce que j'étais en train de faire. En fait, j'ai segmenté les différentes phases du combat. J'avais plus de phases à cette époque-là que je n'en ai gardées aujourd'hui. Il y avait par exemple la phase avant le premier contact, puis la bataille de kumikata, et ensuite la phase de préparation de l'attaque, qui menait à la phase de projection ou de riposte de l'adversaire, puis la phase de liaison debout-sol et enfin la phase du travail au sol. J'avais analysé une grande quantité de combats à la vidéo en faisant mes études supérieures pour le diplôme de l'INSEP.
À l'intérieur de chaque phase, je me suis rendu compte de la quantité de facteurs, de paramètres, de variables sur lesquels le professeur ou l'entraîneur peut agir. Soit pour décoder un moment où il y a quelque chose qui est un peu faible, une lacune, soit pour le faire progresser. Par exemple, je me disais : « Tiens, lui, il n'a pas trop compris comment faire varier la distance mais quand je regarde son déplacement, en fait, tsuggashi, il ne le maîtrise pas. Il marche comme un lutteur sur le tapis, mais ses déplacements ne sont pas dynamiques. Donc je vais agir là-dessus. » On peut répéter cet exemple ou cette modélisation à l'infini.
2.2 L'Exemple de la liaison debout-sol
Je l'avais fait beaucoup à l'époque en étudiant les liaisons debout-sol. C'est marrant, parce que d'une certaine manière, c'est aussi ce que nous disent les kata. Quand on fait le Katame no kata, il y a la position kyoshi, qui est une position intermédiaire entre le combat debout et le combat au sol. D'une certaine manière, il s'agit de savoir comment on peut passer, de manière maîtrisée et sans perte d'équilibre, de la position shizentai, par exemple, à la position kyoshi. Ce n'est pas du tout : "Je tombe avec le partenaire parce qu'il m'entraîne", ou quelque chose comme ça. C'est, en fait, un changement de posture très maîtrisé, très précis, qui va me permettre, au moment où je projette le partenaire (ou bien au moment où il fait une fausse attaque) d'aller vers le combat au sol, tout en maintenant le contrôle du corps du partenaire, en anticipant sa défense et en commençant l'attaque avant que le partenaire n'ait organisé sa défense.
On est non seulement sur une base mais aussi sur le traitement de l'information. Ce moment de changement de posture, où je m'installe dans la position kyoshi ou dans une position proche, dérivée de celle-là, c'est un carrefour décisionnel.
C'est-à-dire que c'est un moment où, en fonction de ce que je ressens du mouvement ou de la réaction du partenaire, je vais pouvoir m'orienter vers un étranglement, une clé ou une immobilisation. Et ça, ça se passe dans l'instant, ici et maintenant. Je ressens et je m'adapte à ce qui se passe dans la réalité. Ce n'est pas préprogrammé à 100 %. Mais s'il n'y a pas cette maîtrise du changement de posture, s'il y a la moindre perte d'équilibre, ce qui veut dire perte de temps en général, alors ça ne marchera pas. Ce sera le petit moment de trop, de ré-équilibration. On sera obligé de lâcher un contrôle, de se rééquilibrer avec la main sur le tatami, et donc on va manquer la liaison debout-sol.
2.3 Ce schema au service de l'athlète mais aussi de son entraineur
Cette petite modélisation permet de faire énormément de choses, aussi bien pour perfectionner sa technique, sa tactique, qu'en tant qu'enseignant ou entraîneur, pour remédier à ce qui pose problème à des endroits très précis. On arrive à donner, aux élèves ou aux athlètes, des buts de travail très pertinents, enrichis, parce qu'ils sont le plus objectifs possible. Ce n'est pas "Je fais ça parce que c'est ce que j'aime faire" ou "je le fais parce que je le faisais bien quand j'étais compétiteur". C'est vraiment en fonction de ce qu'on observe et de ce qu'on a détecté dans le comportement du judoka qu'on va proposer une remédiation, une solution, un travail. On met la focale sur un point et on voit ce qui se passe.
Pour que le corps "parle tout seul" lors de ces carrefours décisionnels, comment travailles-tu ? Est-ce uniquement en répétant les mêmes bases ou bien est-ce en expérimentant des situations très variées, voire complexes ?
Ça, c'est ce qui m'a passionné pendant ces 20 dernières années. C'est pour ça que j'ai écrit ce livre L'entraînement cognitif et l'analyse de l'activité.
2.4 une histoire de plan de métro
Je vais d'abord raconter une anecdote et ensuite j'essaierai de répondre à la question que tu m'as posée. Le schéma dont je parlais tout à l'heure, au départ, je l'avais gribouillé sur mes carnets de notes d'entraîneur sans vraiment savoir ce que ça allait devenir. Mais dans mon livre, j'ai appelé cet outil "le plan du métro".
En fait, le plan du métro, c'est une expérience vécue. Un jour, je me suis retrouvé dans une grande ville dont je ne parlais pas la langue et où je ne pouvais pas lire non plus les panneaux de signalisation. J'avais un impératif : être à un rendez-vous très important, dans les minutes qui suivaient, à une station de métro. On m'avait indiqué cette station et je pensais pouvoir y aller sans problème. Je me retrouve dans le métro et tout d'un coup, je réalise que je suis perdu et que je n'ai pas le plan du métro. J'avais trois stations à faire. Je suis dans un environnement complètement inconnu, je peux pas demander mon chemin et je sais plus quoi faire. Là, qu'est-ce qui se passe ? Je me mets à transpirer, je sens mes capacités cognitives se décomposer et c'est la panique. Pourtant, je n'ai que trois stations à faire.
Comme ça arrive souvent dans ces cas-là, le canal décisionnel se brouille, on perçoit mal les signaux et on part à contresens. On fait exactement l'acte qu'on n'aurait pas dû faire et on se rate complètement. Alors qu'une simple ligne avec trois points m'aurait permis d'aller tranquillement à mon rendez-vous, en toute lucidité, avec le sourire aux lèvres. C'était juste l'information qui me manquait.
2.5 LE PRINCIPE DU SCHÉMA EST DE TE PERMETTRE de prendre les bonnes décisions
En connectant ça avec le schéma dont je parlais, je me suis dit que c'était aussi simple que ça. Le plan du métro est faux, tout le monde est d'accord. C'est un schéma, donc une modélisation, très loin de la complexité d'une ville comme Paris ou Moscou. Mais si tu as ce schéma, même simple, avec une ligne et quelques points, il y a alors un phénomène d'économie attentionnelle incroyable. On est tranquille, lucide, tout est fluide, tu te diriges sans difficulté et sans dépenser plus d'énergie qu’il n’en faut vers ta destination. Ça nous installe dans un confort, aussi bien de la pensée que de la dépense énergétique. Du coup, ça nous met dans les meilleures dispositions pour être totalement adaptatifs à l'instant présent. Si un imprévu survient, vous avez toutes les chances que, du point de vue de la perception et de la réactivité, vous ayez le réflexe excellent qui vous sauve car vous êtes disponible. Vous êtes prêts à réagir à l’imprévu. Sinon, vous seriez encombré par la panique et toutes ces informations à gérer...
2.6 se construire des repères
Quand on veut aider les gens à travailler sur la prise de décision, il ne faut pas leur mâcher le travail. Il faut les aider à se construire des repères. C'est tout. On se construit des repères qui font sens. Souvent, c'est personnel : une posture, un déplacement, une distance restent liés à son expérience. On a ça dans la mémoire, dans la poche, comme des cartes un peu préparées.
Mais le fait d'avoir ces repères ne suffit pas. Ce n'est pas parce que tu as préparé ces repères que ça va marcher.
Par contre, tu as fait l'économie de devoir te concentrer sur tout un tas de choses que tu n'auras pas à gérer, ce qui te permet de centrer ton attention à 100 % sur ce que fait l'adversaire : son kumikata, la direction où il déplace son poids, etc. Il y a véritablement un phénomène d'économie attentionnelle, lié au fait qu'on s'est préparé à l'avance, que dans sa visualisation des choses, l’image mentale créée, tout est bien clair.
Les sportifs et entraîneurs de haut niveau le disent souvent : les vrais facteurs de la haute performance sont le contrôle de l'émotion et le traitement de l'information. Est-ce que, à une finale des Jeux Olympiques, devant des millions de spectateurs et les caméras du monde entier, je suis capable de garder la tête froide, ma lucidité, de bien utiliser mes émotions et de prendre la bonne décision au bon moment ? Et tout ça se passe en un quart de seconde. Il y en a un qui prend la bonne décision et l'autre pas. C'est souvent ça qui fait la différence.
2.7 COMMENT ACCOMPAGNER LES ATHLÈTES SUR CES PRISES DE DÉCISION EN COMBATS ?
La question est : du point de vue du chemin, de la construction et de la prise de décision, peut-on aider les athlètes ou bien est-ce que ce n’est pas possible d'intervenir ? Comment faire pour que la tête arrive à prendre la bonne décision ? Est-ce que ça s'entraîne, de la même manière qu'aujourd'hui on sait entraîner la concentration ? Il y a 20 ans, c'était un peu tabou. On ne savait pas que ça pouvait s'entraîner. J'ai vécu une époque, à l'INSEP par exemple, dans les années 80-90, où la pensée de l'entraînement était colonisée par la physiologie de l'effort : endurance et puissance dirigeaient totalement l'entraînement. Bien sûr, on parlait de technique et de tactique dans des sports comme le judo, mais on ne parlait pas du tout de la dimension mentale, si ce n'est pour dire qu'il fallait avoir "le mental". Il y avait ceux qui l'avaient et ceux qui ne l'avaient pas.
Alors comment ça se travaille ? Comment fait-on progresser la concentration ? Y a-t-il des exercices spécifiques ? C'est venu dans les années 90, mais en cachette. Puis, ça s'est beaucoup développé et démocratisé à partir des années 2000.
Comme on l'a découvert pour la concentration - comment oriente-t-on son attention d'un point à un autre ? Comment utilise-t-on les mate, les arrêts, les time breaks ? Il y a eu plein d'outils développés dans ce sens-là. Aujourd'hui, il y a un véritable travail sur la prise de décision, par exemple, ce qu'on appelle le temps de réaction. On se rend compte que certains athlètes, avec des exercices spécifiques dans leur sport, qui consiste à détecter des signaux - qui peuvent être des signaux faibles parfois - notamment en observant les mouvements adverses, progressent sur le temps de réaction. C’est une chose qu’on peut le vérifier avec des métriques, en sciences du sport. Ça a été fait pour les sports de raquette par exemple. Et il est possible de s'améliorer, sur ce temps de réaction, sans nécessairement être sur le terrain en train de jouer mais avec des exercices en dehors de la partie entrainement spécifique avec raquettes.
3- COMMENT TRAVAILLER LES AUTOMATISMES ?
Dans le judo, on est dans le rapport à l'autre, sentir s'il part vers l'avant ou l'arrière par exemple. Comment est-ce que ce rapport à l'autre, ces sensations se travaillent ? Est-ce que seule la répétition permet de progresser ?
3.1 Le pouvoir de la visualisation
Au moins depuis l'époque où l'Union soviétique avait déjà commencé à travailler avec ces techniques, on sait que ce n'est pas uniquement la répétition qui permet de progresser. Qu'est-ce qu'on appelle l'entraînement idéomoteur ? C'est, par exemple, quand un skieur qui connait parfaitement sa course fait de la préparation mentale en la visualisant. Il déclenche le chronomètre sur un départ virtuel, visualisé, puis il fait tous ses virages dans son esprit, passe la ligne d'arrivée et appuie sur le chronomètre. À un centième de seconde près, ça tombe pile sur ce qu’il fait lorsqu'il est réellement sur les skis. L'entraînement idéomoteur, ou visualisation ou imagerie, comme on veut, nous permet de découvrir qu'il n'y a pas de différence pour le cerveau entre le virtuel et le réel. On le sait, d'ailleurs, depuis la nuit des temps, on trouve des ouvrages très anciens comme celui de Miyamoto Musashi, le célèbre sabreur japonais, qui a écrit ça dans son livre au 17ème siècle. C’est donc une manière de dire qu'on peut muscler son cerveau en faisant ce genre d'exercices. C'est ce qu'on appelle la préparation mentale.
3.2 UTILISER CETTE VISUALISATION À TOUTES LES ÉTAPES DU JUDO
Honnêtement, je pense que tout le monde fait de la visualisation. On n'en est pas toujours conscient mais je dirais qu'à partir du moment où on est motivé par quelque chose, on le fait naturellement. Quand tu as passé ton baccalauréat, par exemple, il y a de grandes chances que, dans les jours précédant l'examen, même malgré toi, tu aies fait de la visualisation ou de l'entraînement idéomoteur. Parce qu'entre la motivation et la petite angoisse de "est-ce que je suis vraiment prêt", la nuit précédente, tu t'es répété dans ta tête des choses. En fait, c'est le même mécanisme, le même phénomène. Mais c'est utile lorsque c'est fait par envie. Il faut que ce soit sa propre motivation qui pousse à le faire, une vraie appétence, et non un stress qui empêche de dormir.
Je me souviens d'une phase où j'étais blessé avant un championnat de France, je crois que c'était quand j'étais junior, et j'ai répété dans ma tête, pendant toute une semaine, mes schémas de kumikata et tout ce que je pouvais faire contre mes adversaires. Ça venait naturellement le soir avant de m'endormir, c'était agréable. En fait, ça compensait le fait que je ne pouvais pas faire de randori pendant cette période-là et j'ai vraiment un très bon souvenir de cette expérience.
Maintenant, pour les athlètes de haut niveau, et notamment quand ils sont accompagnés par un bon préparateur mental, c'est quelque chose qui s'organise, qui se rationalise un peu et qui peut être fait de manière assez précise et pertinente.
Est-ce donc par la visualisation que l'on peut travailler sa capacité à prendre des décisions à ces fameux "carrefours" durant le combat ?
On en a parlé un peu au début : on est dans la complexité du fonctionnement humain où, quand on est dans l'action, on agit à la fois selon des processus conscients et inconscients et les deux se soutiennent. Ce n'est pas l'un contre l'autre. Je pense que ces techniques de visualisation nous aident à découvrir qu'on a ces potentialités et à les accepter positivement. C'est donc se dire que je peux me faire confiance jusqu'à me lâcher parce que, quand je serai dans l'action, j'aurai l'impression de regarder mes mains qui sont en train de jouer du piano comme si elles jouaient toutes seules, par exemple. Ou ma voiture va m'amener jusqu'à destination alors que j'ai passé tout le trajet à écouter la radio et, quand j'arrive, j'ai l'impression de ne pas avoir vu le trajet passer...
C'est un peu exagéré mais, dans le combat de judo, il va se passer aussi des choses comme ça, parce qu'il y a une partie des informations que j'ai à traiter par ce canal de "pilotage automatique". Ce qui ne veut pas dire que ma conscience n'est pas là. Ma conscience est au niveau méta, en train de tout vérifier, très vigilante, pour voir s'il n'y a pas un piège ou quelque chose qui ne se passe pas comme prévu. Mais je ne suis pas dans la nécessité de traiter chaque événement de manière analytique en disant : "Pied droit, pied gauche, main droite..."
Si le pilotage automatique peut s'exécuter, c'est qu'on l'a travaillé en amont : comment ? Est-ce par les uchikomis par exemple ? Est-ce que la répétition des bases uniquement est suffisante pour développer ces réflexes en situation de combat ou faut-il travailler toutes les situations possibles avec la difficulté de les rendre automatique ?
3.3 Adapter les bases à travailler selon son niveau.
C'est encore une fois une question très pertinente. Ça va dépendre du niveau, en fait. Les bases doivent se redéfinir à chaque niveau. Par exemple, pour un débutant, une ceinture de couleur ou même premier dan qui n'a pas forcément une expérience très longue du judo, la base va simplement être de faire uchikomi sur une technique peut-être... Avec le placement des hanches, le tai-sabaki... On est sur des coordinations qu'on appelle fondamentales ; ce sont les rudiments.
Si on monte de niveau, une base va peut-être de simplement installer sa position de confort au niveau de son kumikata, c'est à dire celle où je me sens à la fois dans une forme d'économie, confiant, presque relaxé, et où je peux, en même temps, gérer la puissance de l'adversaire.
D'ailleurs, on le voit à haut niveau : les athlètes restent après l'entraînement et font, parfois, juste des schémas de kumikata sans force, c'est un échange avec un partenaire qui a pour consigne de les gêner un peu. Ils passent cette difficulté, installent une première main, une deuxième, et quand ils ont la position de confort, ils arrêtent et recommencent. Ils répètent ça en boucle. C'est une base, mais à leur niveau.
Pour la liaison debout-sol, de la même manière, comme on le disait tout à l'heure, on va travailler sur une projection ou bien sur une réaction par rapport à l'attaque du partenaire, jusqu'à ce qu'on arrive à une position de liaison debout-sol, que moi j'appelle un "contrôle intermédiaire". Par exemple, le partenaire est coincé entre les genoux avec un bras engagé, et on est prêt à engager un sankaku, un juji-gatame ou un yokoshiho-gatame. Ce sont des bases. Simplement, plus on va vers le haut niveau, plus elles sont connectées à une logique de situations technico-tactiques. Il y a plus d'ingrédients dedans, et il y a un niveau informationnel à gérer qui est plus important.
4- ÊTRE FORMÉ À LA PÉDAGOGIE MODERNE
Tout ce qu'on dit là me paraît être un enjeu pour la pédagogie moderne et c'est ce qui nous connecte à nos sujets d'aujourd'hui. Les bases, comme on a dit, existent dans toutes les pratiques. En musique, on parle de de gammes. C'est évident que, pour chaque activité, il y a des habilités fondamentales spécifiques. On n'imagine pas un joueur de football faire une carrière sans savoir faire une conduite de balle ou une passe de l'extérieur, etc.
4.1 Proposer des expériences sensori-motrices
Là où est la vraie question, le véritable enjeu, c'est dans la pédagogie d’enseignement, de transmission de ces bases. Pendant longtemps, on disait "il faut répéter, répéter". Aujourd'hui, on parle plus d'expérience sensori-motrices, ou perceptivo-motrices. Ça veut dire que, plutôt que de répéter un tai-sabaki ou autre comme un robot, on peut le connecter dès le début de l'apprentissage (dès la 1ère ou 2ème séance) à une idée de timing. Une fois que j'ai compris comment le faire, je peux le connecter à une petite information donnée par le partenaire. C'est le cas dans le kata lau moment où le partenaire simule la prise de kumikata, c’est le moment où je vais tourner par exemple. Ça peut aussi être juste une réaction : je le fixe, je relâche, et sur le relâchement, je tourne. On arrive tout de suite à un certain niveau d'enrichissement.
4.2 Le judo n'est pas qu'un sport mécanique
Du point de vue de l'apprentissage moteur, aujourd'hui, on sait que c'est très important. Il n’y a pas que la dimension mécanique. Le judo est magnifique parce que ce n’est pas qu’un sport de mécanique, c'est un sport d’échange d’informations.
Si je ne développe pas très tôt l'intelligence de jeu, c'est-à-dire la lecture des mouvements de mon partenaire et la capacité de trier puis interprêter ces informations de manière très pertinente, je peux très bien faire les mouvements et les plus belles projections en technique, mais ça restera de la théorie. Pour ce qui nous intéresse, je pense qu'il faut essayer de tout intégrer, de tout rassembler. C'est ça qui fait la beauté du judo. Le judo c'est une mosaïque, c'est à dire des tas de paramètres, facteurs, principes d'action, de clés... Et il faut arriver, petit à petit, à les mettre ensemble, ce qui est un travail qui prend une vie.
4.3 Utiliser les sciences du sport et les théories de l'apprentissage
La pédagogie évolue, je pense, en fonction de toute cette compréhension et ces analyses ainsi que grâce aux sciences du sport et aux théories de l'apprentissage et de l'entraînement. Il y a, dans ce dernier domaine, des évolutions considérables. Si on prend appui sur le début des années 80 jusqu'à aujourd'hui, ce n'est plus le même monde. On a véritablement tout intérêt à former nos cadres, nos éducateurs sportifs et tous les gens qui accompagnent l'expérience du judo pour qu'ils aient au moins quelques notions, les plus importantes, pour enrichir leur pédagogie et faire en sorte, par exemple, que la transmission des bases, dès les débuts, dans les clubs, soit la plus riche possible, qu'elle connecte au moins ces deux dimensions : celle de la perception, sélection des informations, prise de décision et celle de la coordination, la mécanique des mouvements, qui est aussi indispensable.
4.4 SE NOURIR D'AUTRES SPORTS : L'EXEMPLE DU JAVELOT pour la meilleure utilisation de l'énergie
Je pense que plus on croise les disciplines, plus on rencontre d'autres univers - et encore, les autres sports ce sont des univers voisins - plus on s'enrichit et surtout, plus on y voit clair. Par exemple, tout à l'heure, je parlais de la biomécanique ou de l'analyse du mouvement en judo. Une des choses que je fais toujours quand je travaille au début avec les athlètes, c'est de voir s'ils ont compris l'utilisation du poids dans la technique. Si on demande à un entraîneur d'athlétisme ce qui se passe quand on fait un lancer de javelot, il va expliquer que c'est une question d'accélération de la masse. En réalité, on ne lance pas le javelot avec un segment (le bras). On peut le faire, mais ça n'ira pas très loin. Dès qu'on commence à dissocier les différentes parties du corp,s c'est à dire qu'au lieu de commencer par le bras, on commence par les jambes et les hanches, on fait un mouvement « en vague », alors le chemin d'accélération va être beaucoup plus long. Comme je produis plus d'accélération, à la fin, il y a plus de puissance et l'engin va partir plus loin. Si on rajoute une course d'élan, plus ce mouvement de décalage des différents niveaux du squelette, les jambes, les hanches, les épaules, etc. et, à la fin, ça va produire le maximum d'efficacité.
4.5 DE LA MÉCANIQUE : L'utilisATION DE son propre poids
Donc, d'une part, on est dans le principe du judo ; pour illustrer une meilleure utilisation de l'énergie, il n'y a pas mieux. Deuxièmement, quand on fait une projection en judo, c'est aussi ça qui se passe. Sauf que c'est difficile à voir pour quelqu'un qui ne connaît pas, puisque les deux partenaires sont rapprochés. On ne comprend pas tout de suite qu'en fait, il y en a un qui prend de l'élan pour donner une accélération à son propre poids, pour le transmettre à celui du partenaire.
Avec l'expérience, on comprend alors que, par exemple, si on lance son poids en arrière et qu'ensuite on tire avec les bras, c'est beaucoup plus facile que si on fait le contraire, qu'on tire d'abord avec les bras et puis après qu'on essaie de bouger. Là, on est sur des analyses absolument fondamentales de la mécanique et de la dynamique surtout. Quand on pousse sa voiture qui est en panne, on ne se met pas à côté de la voiture et on n'essaie pas de la pousser avec ses petits bras musclé ! Ça ne marche pas !
4.6 DE LA MÉCANIQUE : L'utilisATION Du poids de son adversaire
Ensuite, dès qu'on monte un peu dans l'expérience, on provoque la réaction du partenaire. Si je le pousse et qu'il me repousse, je vais aussi utiliser aussi l'accélération de son poids et ensuite, je vais faire un sutemi par exemple. Je vais donc utiliser l'accélération de ma masse dans la direction de la projection. C'est simplement le même principe, mais on a ajouté des "étages" en lien avec notre meilleure compréhension de l'expérience. C'est ça qui est magique dans le sport. C'est qu'il y a des principes qui nous rapprochent des principes généraux, comme ceux de la physique, de la dynamique, des mathématiques, de ce qu'on veut. Et donc, à travers l'expérience du corps, si on commence à analyser, comme on l'a dit depuis le début, si on essaie de rentrer finement dans l'analyse de ce qui se passe, on découvre ça.
Je tiens à remercier Yves Cadot pour ses travaux qui m’ont permis et me permettent encore aujourd’hui d’enrichir cette réflexion dont j’ai partagé une partie durant cette interview, ainsi que Frédéric Demontfaucon et Frédéric Dambach pour nos échanges et recherches communes.
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tellement vrai, je suis très pessimiste pour un changement de l’arbitrage ,c’est dramatique ,tu peux être médaille d’argent au JO en faisant tomber une seule fois et médaille d’or au JO en équipe en faisant tomber une seule fois aussi et voir ne pas faire de combat et être médaille d’or en équipe, lol.
On espère que des changements vont être proposés pour cette nouvelle olympiade !