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3- DEVENIR ENTRAINEUR
Comment fait-on pour amener un athlète à se poser ses questions et à tracer son propre sillon quand, peut-être, celui-ci n'a pas eu cet apprentissage de l'analyse et du questionnement de sa pratique ?
3.1 Les différents paramètres de la performance, autre que la motivation
Pour moi, le fait que mon premier professeur stimule cette envie de réfléchir par moi-même aux éléments de base du judo, aux situations que je rencontrais, à la manière dont je combattais, ça m'a permis ensuite assez rapidement de le transférer dans les situations en compétition, c'est à dire dans la manière d'analyser les combats, ce qu'il se passait, les problèmes à résoudre. Je le faisais avant et après la compétition. Je ne suivais pas le discours hyper volontariste du type « non, non, il ne faut pas s'écouter, faut pas réfléchir, fonce, l'important, c'est que tu y ailles à fond, à 100 % » même s'il porte une vérité aussi. Je ne vois pas comment on peut gagner des combats à haut niveau si on n'est pas engagé, motivé. Mais une fois qu'on a dit ça, est-ce que c'est nécessaire de le répéter tous les jours à quelqu'un qui vient s'entraîner, chaque jour et qui semble justement passionné et à vouloir avancer le plus possible vers son objectif ? Non. Il y a d'autres paramètres. Évidemment, quand on commence à rentrer dans cette gymnastique d'analyser l'activité, on découvre en fait que le judo est une mosaïque. Il y a des éléments de coordination, on appelle ça la technique. Il y a des éléments d'interaction avec le partenaire, comme les variations de distance, de rythme, de posture, toutes ces nuances de force, de résistance. Et puis, on rentre dans la dimension bio-informationnelle, c'est-à-dire tout ce que je perçois de mon adversaire, la manière dont je lis ses intentions et ses mouvements. Là, je devine, en quelque sorte, un chemin de prise de décision qui s'affine au fil du temps.
3.2 UNE EXPÉRIENCE GLOBALE À CONSIDÉRER
À ce moment-là, on rentre aussi dans une expérience mentale, c’est-à-dire qu'on se rend compte en fait que la prise de décision, la perception des informations, c'est totalement lié au phénomène d'attention. D'ailleurs, une manière de s'en rendre compte, c'est qu'il y a des jours on est bien luné, on s'est bien réveillé et on fait tout de manière magique, parfaitement fluide. Le lendemain, quasiment dans les mêmes conditions, avec les mêmes personnes, ce n'est pas du tout ce qu'il se passe. Il y a donc vraiment, quand même, toutes ces dimensions qui sont interconnectées et auxquelles on ne peut pas échapper. C'est comme la musique ou la danse ou encore le théâtre. Quand on va jouer de la musique, on ne laisse pas sa tête ou ses émotions au vestiaire. Même pour une répétition, on est à 100 % dans une expérience. C'est une expérience globale et donc on se rend bien compte qu'aller vers une performance, c'est apprivoiser toutes ces dimensions. On ne va pas pouvoir, tout d'un coup, décréter que, non, les émotions ne comptent pas, il faut que je coupe le fil. Ce n'est pas comme ça que ça marche. Ce cheminement m'a amené assez tôt, probablement en cadet, à analyser mes adversaires tout comme mon judo. Par exemple :
« tiens, lui, morphologiquement, je vois comme il est grand, il vaut mieux que je commence le combat avec beaucoup de distance ; donc au kumikata, je vais peut-être commencer par bloquer telle épaule ou de manière à contrôler sa puissance ou son côté fort. Je ne vais pas attaquer tout de suite et une fois que j'aurai la manche ou le tsurité, je vais plutôt jouer avec des variations de déplacement, le temps de le laisser se découvrir le premier".
3.3 LES DEUX SCÉNARIos DE "CONFORT" OU "INCONFORT" EN COMBAT
Tous ces éléments de la technique et de la tactique, évidemment, sont connectés à des choix stratégiques, à la manière dont on va gérer le combat. La grande importance de ça aussi, c'est que ça permet, sur le plan cognitif et émotionnel, d'être dans un certain confort. Le mot n'est pas approprié mais c'est une façon de refléter cette sensation, en combat, qui nous fait penser que ça va, on gère, on se sens en sécurité, on a confiance. C'est parce qu'on a pu poser son cadre dans sa tête, avant, en repérant les choses, donc on sait où l'on va. On arrive à s'installer dans ce qu'on sait, il y a une forme de clarté qui s'installe parce que tous les éléments s'emboîtent. C'est un peu comme si les éléments s'alignaient dans un cycle ou une séquence positive. L'inverse serait : « oh là là, je ne me sens pas bien, je n'arrive pas à gérer sa garde, j'ai de très mauvaises sensations, je suis tout crispé et je ne maîtrise plus le cours des événements ... ». Ce sont vraiment deux scénarios.

Archive personnelle de Patrick Roux
C'est un petit peu caricatural mais c'est intéressant de le voir comme ça. Un des enjeux de l'entraînement cognitif et de l'analyse de l'activité est là : en identifiant un certain nombre d'éléments et de principes d'action, on arrive, sans chercher à forcément à tout maîtriser, à trouver et à se créer ses propres repères. C'est un peu comme des carrefours. On sait que sur un droitier, quand j'installe mon kumikata comme ça et que je règle la distance ou le déplacement comme ça, alors 90 % de fois je suis bien.
Je suis dans les situations qui me permettent ensuite de préparer et bien amener mes techniques, d'avoir le temps de les faire correctement, d'être dans la continuité qui me convient bien. Je ne suis pas obligé de me précipiter. Il y a donc là un enjeu, à mon avis, très important.
3.4 LES DIMENSIONS CONSCIENTE ET INCONSCIENTE RÉVÉLÉES PAR LES NEUROSCIENCES
Ce que les neurosciences nous ont bien expliqué depuis les années 80, c'est que, dans notre comportement, il y a une dimension consciente et une dimension inconsciente, ce qui est un enjeu de l'entraînement et de l'apprentissage. Quand on conduit sa voiture, parfois, entre son travail et sa maison, on roule pendant une demi-heure et puis on arrive et on se demande qui a conduit la voiture... Je n'ai pas regardé mes mains, je n'ai rien contrôlé, j'ai pensé à autre chose en écoutant de la musique ou les infos, je suis passé en "automatique" comme on dit. Cela montre qu'on a cette faculté absolument géniale de traiter une quantité d'informations de manière pertinente, très adaptée, et on a l'impression de faire ça « à la sensation », c'est à dire sans y penser plutôt que par un processus analytique où je dois contrôler ce que fait mon pied gauche, ma main droite, mon pied droit, le volant etc.
3.5 PASSER DU MODE AUTOMATIQUE À L'ANALYSE TRÈS RAPIDEMENT DURANT UN COMBAT
Quand tout s'emboîte, tout devient très clair et parfaitement cohérent. Et à d'autres moments, on a la possibilité de se dire : « maintenant, je ne suis plus dans l'action, je vais analyser, je vais passer en mode analytique et je vais vérifier point par point si toutes les briques sont à la bonne place. » Là, on est dans le travail intellectuel, un peu plus comme en ce moment, lors de notre conversation. Ce que montrent parfaitement les athlètes de haut niveau, c'est que, non seulement, évidemment, ils maîtrisent les deux dimensions de leur comportement, mais, en plus, ils sont capables de switcher de l'une à l'autre en quelques secondes. C'est ce qui se passe, pour nous, au Mate par exemple. On voit, de plus en plus d'ailleurs, des athlètes qui utilisent le petit temps de la pose du Mate pour se repositionner tactiquement, pour se dire : « Là, il faut que je change quelque chose ». C'est une capacité à repasser en mode analytique, de réfléchir et de repartir au combat en rebranchant le pilote automatique.
Comment développes-tu la capacité d'analyse sur son propre combat ? Y a-t-il des exercices pour savoir mieux analyser ce qu'il se passe dans un combat où tout va très vite et où, bien souvent, on n'est pas conscient de ce qu'il se passe dans le détail ?
3.6 Identifier les feux verts de l'opportunité
Je pense qu'il faut regarder un peu du côté des théories cognitives comportementales. Il y a quand même des expériences, des études, des théories qui sont assez stables aujourd'hui. Moi, de mon point de vue, c'est un peu prétentieux, mais je crois que mon professeur de judo me l'avait déjà appris quand j'étais adolescent ou jeune enfant. Cette expérience, elle est aussi bien valable pour l'apprentissage du judo en club avec les enfants, les jeunes ados, tous les débutants que pour les athlètes de haut niveau.

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Par exemple, on peut analyser en regardant une vidéo ou en essayant de décortiquer les situations comme on le fait ensemble en ce moment. C'est déjà de la préparation mentale. On est en train d'identifier des éléments, et on se construit des repères. Mais les identifier ne suffit pas, il faut aussi essayer de comprendre les interrelations entre ces éléments.
Par exemple, quand je suis dans telle posture et que j'installe telle distance, je me sens très libre de mes mouvements et donc, si je joue aussi sur des variations de rythme, j'arrive à me décaler... et ça va ouvrir sur telle technique par exemple. Ça s'appelle "identifier les feux verts de l'opportunité".
3.7 Comprendre les facteurs dynamiques de son judo
Et pourtant il est possible, comme tu l'as dit aussi, de se construire dans le brouillard et de combattre tous les jours en se disant : « mais je ne sais pas comment il faut faire, je mets toute mon énergie mais je ne vois pas comment j'arrive à créer un décalage » parce qu'on n'a pas suffisamment pris conscience de la manière dont on peut jouer, combiner des facteurs dynamiques comme les variations de distance et les variations de rythme. Alors que justement c'est en jouant sur ces facteurs dynamiques qu'on va réussir à échapper au contrôle du partenaire. Par exemple, en se retrouvant sur le côté ou sous un angle où il ne peut pas utiliser sa puissance pour nous priver de mouvement… Ce niveau de compréhension, le professeur peut le transmettre par des exercices.
3.8 Enseigner et développer l'analyse autant que les sensations
Mon professeur le faisait très bien : il installait des situations dans lesquelles il nous immergeait. Dans un premier temps, il nous poussait à l'expérience. Il nous amenait à les trouver tout seuls et quand il voyait qu'on était dans l'expérience, qu'on sentait un peu, il nous donnait des petites indications, mais sans trop parler, sans trop verbaliser, dans un premier temps en tout cas. Je pense que, quand on se construit comme ça, on apprend consciemment.

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On devient capable de savoir ce qu'on sait, ce qui n'est pas la même chose que de réussir, de temps en temps, à faire des choses bien et puis d'autres jours, où on est moins bien réglé, moins bien luné, de n'avoir aucun repère pour les retrouver parce qu'il n'y a pas de structure, pas de vocabulaire, pas de langage, c'est tout "à la sensation". D'une certaine manière, on s'est privé de l'une des deux dimensions dont je parlais tout à l'heure.
Mais l'inverse, c'est vrai aussi. C'est-à-dire qu'il y a des gens qui mentalisent et verbalisent tout, qui sont complètement dans l'intellect et qui n'arrivent jamais à se lâcher. Quand ils vont en compétition, par exemple, ils n'arrivent pas à arrêter la pensée. Ou du moins pas suffisamment. Donc eux doivent faire le chemin en sens inverse. Mais je pense qu'on est vraiment sur la singularité, le fait que chacun fonctionne différemment. Il y a différents chemins pour y arriver mais ce qui est important, c'est de prendre conscience qu'au moins ces deux dimensions du comportement existent et que, plutôt que de les ignorer, il vaut mieux essayer de les découvrir, les développer, les articuler. Après, chacun ira de sa composition.
En tant qu'entraineur, comment accompagnes-tu la singularité de chacun ? Y a-t-il de fortes différences entre les repères que le compétiteur doit acquérir et ceux que le judoka non compétiteur doit assimiler ?
Je comprends bien ta question. Déjà, j'ai envie de dire qu'avec les athlètes de haut niveau, ça marche très bien. Ils sont très réceptifs et c'est normal. Vu le niveau d'engagement et la motivation qu'ils ont, ils captent très vite, même avant que tu aies eu le temps de leur expliquer grand-chose. Si je repars de la manière dont tu as formulé la question, pour moi, c'était toujours clair : pour le haut niveau (enfin plus on va vers la haute performance, parce qu'il faut quand même jalonner le parcours), il y a un temps où on apprend à s'entraîner et un temps où on va vers la réalisation de performances. Plus on va vers la haute performance, plus c'est l'individualisation du travail, des stratégies de préparation, du chemin, qui est importante. On le sait dès le départ puisque la singularité, elle est là dès l'enfance et, pour revenir au sujet, il y a des gens qui, par exemple, vont apprendre plus facilement si on leur explique d'abord et d'autres, du même âge, c'est exactement le contraire, il faut d'abord leur faire sentir. Et puis il y a d'autres combinaisons. Aujourd'hui, ce sont des choses, quand même, qui sont dans le champ des formations des professeurs.
4. L'EXPÉRIENCE DE LA GRANDE-BRETAGNE
4.1 Travailler avec de petits groupes
J'ai travaillé en Grande-Bretagne et les entraineurs, les sciences du sport (qui étaient très présentes) véhiculaient ces connaissances-là très régulièrement. Quand j'ai quitté la France pour la Grande-Bretagne, ce n'était pas prévu mais je suis passé d'un système où l'on travaillait toujours avec de grands collectifs (je disais tout à l'heure que l'entraînement, c'était 80 à 100 personnes par exemple, pour 5 ou 10 entraîneurs) à un autre système où c'était exactement l'inverse. Quand je suis arrivé, en charge de la préparation pour les Jeux Olympiques de Londres, on était avec des tout petits groupes et on avait quand même un nombre d'entraîneurs important. Ça m'a donné les conditions rêvées pour essayer d'expérimenter ce que je voulais expérimenter depuis toujours.
4.2 "profiler" un athlète pour établir une feuille de route
Avec Margaret Hicks, Karen Robert-Castle, Jane Bridge, Aurélien Broussal, Yuko Nakano, Go Tsunoda, Jean-Paul Bell, Kate Howey, Darren Warner, Luke Preston, David Somerville, Billy Cusack, Anna Palfreyman, Nigel Donohue, Jamie Johnson,. John Bramall, Ben Ashworthon... On a créé une sorte de mini cellule de performance autour de chaque athlète qui avait été identifié pour faire partie de l'équipe des Jeux de Londres.

Ce qui veut dire un temps d'écoute et d'observation des athlètes important, pour vraiment essayer de bien faire leur profil et de comprendre le mieux possible comment ils fonctionnaient. Comme je disais tout à l'heure, est-ce que c'est plutôt quelqu'un qui va passer d'abord par l'expérience, qui va avoir envie de se lancer dans le bain et d'essayer ? Ou bien est-ce qu'il faut lui donner un certain nombre de consignes d'abord, voire même théoriser un peu avec lui sur comment on va faire ?
On est arrivé, comme ça, à des stratégies où, par exemple, il y avait une réunion avec un athlète et tout un staff autour de lui : personnel médical, kinésithérapeute, préparateur physique, un ou deux entraîneurs (son entraîneur référent plus le «head coach ») et d'autres personnes. À l'issue de ces réunions, à la fois de profilage et d'écoute, de découverte des véritables besoins de l'athlète, on établissait ce qu'on appelait un «learning contract », c’est-à-dire une sorte de feuille de route où, dans tous les champs de l'entraînement, on définissait des buts de travail.
4.3 BAISSER LE CURSEUR D'EXIGENCE DE RÉSULTATS
Lorsque c'était le démarrage du processus, ça reposait beaucoup sur les interactions, les échanges avec l'athlète. Mais, évidemment, au bout de quelques mois, on se sert aussi de tout ce qu'on observe à l'entraînement et en compétition. Les débriefs, notamment des compétitions, sont importants puisque, assez rapidement, on se retrouve face à un certain nombre de situations qui reviennent régulièrement. On oriente alors le travail dans la mesure où l'on essaie de créer des solutions, de résoudre des problèmes de ces situations de combat que l'on retrouve régulièrement.

C'est donc une manière d'orienter le travail. Ce qui était vraiment intéressant, c'était le point de départ : pouvoir dire à ce groupe d'athlètes :
« On va baisser le curseur des résultats, essayer de diminuer la pression que vous avez, à 3 ans des Jeux de Londres, de performer, là tout de suite, de manière à créer des conditions qui vous permettent de revisiter certaines choses et de voir si, du point de vue de l'utilisation de vos ressources, vous êtes dans la meilleure adéquation ».
Et ça a fonctionné. Alors, évidemment, pas de la même manière avec tout le monde. Il y a des gens avec lesquels on n'a pas beaucoup avancé et puis il y en a avec lesquels on a fait des progrès qu'on n'imaginait pas. On ne pensait pas que ça donnerait ça.

"Gemma Gibbons a fondu en larme après avoir assuré à la Grande-Bretagne sa première médaille olympique en judo depuis 12 ans. Cette femme de 25 ans a levé les yeux au ciel en murmurant "C'est pour toi maman" après avoir battu la championne du monde 2011, Audrey Tcheumeo, afin d'atteindre la finale des -78kg."
4.4 UN ENGAGEMENT TOTAL DANS LE COMBAT N'EST PAS SUFFISANT
Qu'est-ce qui s'est passé concrètement ? Nous, on avait notre expertise, évidemment. Avant de commencer, j'avais beaucoup observé, pendant presque une année, et je voyais bien une chose : c'est que les judokas de haut niveau anglais étaient très compétitifs, avec une motivation de pouvoir s'engager dans la bataille, dans les combats, très importante mais, que ce soit dans les entraînements ou en compétition, souvent ils privilégiaient tellement la puissance, le physique et les stratégies d'attaque très directes, qu'en fait, leurs ressources, toute leur motivation et leur énergie se transformaient en peu de chose. En tout cas, ça n'apportait pas de résultat parce qu'en face, il y avait un judoka expérimenté qui savait comment défendre et laisser passer l'orage, et puis qui, au bout de quelques minutes de combat, avait retourné la situation à son avantage. Ça ne voulait pas dire que les judokas britanniques n'étaient pas bons mais, je pense, ils étaient poussés dans ce sens-là. D'ailleurs, il y avait des coachs qui le disaient : l'important c'est de s'entraîner très dur et puis le jour du combat, on y va et en face, on le massacre. Comme je disais tout à l'heure, je pense qu'il ne faut rejeter aucune dimension mais ça me paraît un peu simple de vouloir réduire l'art du combat en judo à si peu de choses.
4.5 L'UTILISATION DES principes du judo
On a donc baissé le curseur de la pression des résultats pour essayer de faire rentrer les judokas britanniques dans cette idée qu'ils pouvaient beaucoup mieux utiliser leurs ressources s'ils appliquaient les principes du judo.
On les a ramenés à des exercices assez simples en leur montrant qu'on allait passer un certain temps à améliorer leur spécial, leur projection, à comprendre comment on peut utiliser le poids du corps, de son propre corps dans le déséquilibre et dans la projection plutôt que juste la force des bras. Mais c'était quelque chose que je faisais déjà en France, même avec des athlètes de très haut niveau et dont certains ont gagné des médailles aux Jeux Olympiques. C'est tout simplement une rationalisation de l'utilisation de l'énergie, de la puissance.

Dit d'une autre manière, toutes les techniques de projection sont des sutemi, c'est-à-dire que l'utilisation et l'accélération de la masse doivent intervenir dans toutes les projections, y compris dans les fauchages d'ailleurs. C'est ce qu'explique parfaitement le Sensei Katanishi quand il vient au stage à Montpellier. Je ne fais pas O soto gari ni même O uchi gari avec ma jambe. La jambe n'est que le relais de tout le corps et il faut que ça se passe en un instant pour que ça soit explosif et tranchant. Ça, c'est un niveau supérieur de maîtrise de la technique. Même si ça devrait être la base. Mais ça ne surprendra personne : quand les athlètes arrivent à l'INSEP, il y a encore beaucoup de travail technique à faire pour qu'ils arrivent à ce niveau-là. La plupart du temps, ils ne maîtrisent pas ça. J'ai entraîné des gens qui étaient déjà champions de France et qui ne maîtrisaient pas ça parfaitement.
Est-ce que cela veut dire que même en tant qu'entraineur, tu prends régulièrement une casquette d'enseignant ?
4.6 La dimension de l'apprentissage, exprimée par Teddy
Tout à fait. C'est d'ailleurs complètement en lien avec la stratégie qu'on avait mise en place en Grande-Bretagne. La préparation vers le haut niveau, bien évidemment, ça n'est pas que du perfectionnement, il y a aussi une dimension apprentissage. Ce qu'exprime parfaitement Teddy Riner quand il nous dit :

« voilà j'ai gagné 11 fois le Championnat du Monde, je suis 11 fois champion du monde et la raison pour laquelle je suis capable de faire ça et que je vais continuer, c'est que lundi, je retourne à l'entraînement parce que je sais qu'il y a un petit truc, là, que je peux encore améliorer ».
Je trouve ça sublime. C'est cette lucidité et cette capacité d'analyser les choses, son propre comportement, et de se voir d'une manière très claire et très lucide pour pouvoir dire « là, dans cet enchaînement que je fais parfaitement, sur lequel j'ai déjà marqué des dizaines et des dizaines de ippons, j'ai conscience qu'il y a encore une petite marge à gagner, un petit point que je peux améliorer. »
4.7 LE PLAN DE TRAVAIL
Il faut dire que j'ai été embauché 3 ans avant les Jeux de Londres et cela faisait trois Olympiades que les Anglais ne gagnaient rien, ce qui est pour dire à quel point leur situation était compliquée. Mais par un concours de circonstances, je suis arrivé à un moment donné où il y avait deux femmes, notamment, qui avaient pris la direction du haut niveau pour la Fédération et qui, elles, étaient dans cette vision. Elles voyaient bien que les politiques du court terme n'étaient pas productives et ont accepté, malgré la situation "d'urgence", de diminuer l'exigence des résultats sur les deux prochaines années pour laisser du temps. C'est quelque chose que j'ai négocié lors de mon entretien d'embauche : je veux bien prendre le challenge et cette responsabilité 3 ans avant les Jeux mais voilà mon plan. J'ai fait une présentation de tout mon projet de performance et à l'issue de cette présentation, ils ont dit d'accord, on y va.

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J'avais découpé mon plan en trois phases et la première s'appelait « Foundation period », ce qui veut bien dire ce que ça veut dire. J'avais expliqué le concept en leur disant que si on n'avait pas des fondations plus solides pour la haute performance, on allait juste répéter les échecs et courir après les points à la ranking list en étant tout le temps en train de préparer la prochaine compétition. On allait épuiser les athlètes et, dans 2 ans, on en serait à peu près au même point.
L'idée était donc de faire des compétitions mais, simplement, avec une exigence de résultats différente, avec plutôt des objectifs liés au développement des ressources et à l'efficience dans l'utilisation des ressources. C'est quelque chose qu'ils avaient bien compris.
4.8 les choix d'entrainement : UNE QUESTION DE VISION, de philosophie
Cela dit, tout le monde n'était pas d'accord. Comme dans tous les groupes professionnels, il y avait des gens qui avaient une autre vision et disaient : « non, il faut tout de suite se bastonner, aller chercher les points, partir sur tous les grands slam tous les mois, etc. » Il y avait des visions qui s'opposaient mais ça, c'est toujours le cas. Par exemple, en France, ce débat-là existe à toutes les périodes au sein du groupe des cadres techniques de la DTN.
Il existe aussi face à des gens qui pensent que, par exemple, avec les jeunes, dès qu'ils ont 14-15 ans, qu'ils rentrent en pôle, il faut qu'ils sachent faire lâcher la manche, faire des fausses attaques, pousser l'adversaire dehors, faire toutes les ficelles de compétition que l'on a vues, d'ailleurs, aux Jeux Olympiques. Donc certaines personnes raisonnent de cette façon-là : quand un athlète rentre dans l'entonnoir, il faut vite se spécialiser parce que sinon, quand ils seront seniors au championnat du monde et aux Jeux Olympiques, ils vont perdre contre les étrangers. C'est une philosophie.

4.9 ce que disent les statistiques
Mais comme je le disais tout à l'heure, en termes statistiques, dans tous les sports, toutes les disciplines, la photo est absolument impressionnante. Tous les jeunes qui se spécialisent de manière trop précoce, selon le schéma que je viens de décrire (c'est-à-dire qu'à 15 ans, tu fais essentiellement du kumikata, des fausses attaques etc.) ne convertissent pas leur temps de formation vers le haut niveau en résultats. On parle de plus de 85 % ! C'est absolument incroyable ! Le pire, c'est que la plupart du temps, ces gens-là ne deviennent pas non plus professeurs ou éducateurs sportifs. En général, ça les éteint. Il y en a très peu qui vont continuer et convertir cette expérience en quelque chose d'intéressant pour la discipline elle-même ou pour la Fédération. Il y a véritablement un enjeu. Il y a aussi toute la dimension de respect de l'intégrité physique et psychologique des très jeunes athlètes parce qu'il y a énormément de burn out qui sont liés à ça, des gens qui font des dépressions ou qui, juste, abandonnent leur projet sportif. C'est quand même un signe : ce n'est pas normal, à 16, 17 ou 18 ans, tout d'un coup, d'être dégoûté, de ne plus vouloir faire de judo. C'est qu'il s'est passé quelque chose de dommageable.
Ma philosophie, je pense qu'on l'a compris, est totalement à l'opposé. Évidemment, il va falloir savoir faire ça, mais c'est un peu comme si tu élevais ton enfant qui a 12 ans en lui disant : « non, mais l'école, ce n'est pas grave, l'important c'est de gagner des tunes. Ne lis pas de livres, ça ne sert à rien ! » Le procédé est le même et le raisonnement est le même.
4.10 AILLEURS DANS LE MONDE
À l'inverse de ce scénario, il y a ce que certains pays ont déjà bien compris. Je citerai par exemple le Canada, la Belgique ou les pays nordiques comme la Suède. On trouve aussi des programmes comme ça en Nouvelle-Zélande et en Australie. En Australie, c'est tout de même impressionnant de voir, depuis quelques années, comment ils forment les athlètes. Ce qu'ont bien compris ces pays, c'est qu'aujourd'hui, on a presque épuisé tout le reste. La préparation physique est devenu une industrie. Tout le monde sait se préparer physiquement et il y a des cellules de performance dans tous les pays. Même, parfois, dans des pays où la discipline n'est pas développée, on trouve des cellules de performance et ils réussissent à avoir une personne qui gagne une médaille aux Jeux olympiques. Par contre, les pays qui ne travaillent pas ou qui négligent la formation de leurs jeunes athlètes, par exemple si vous en avez beaucoup, vous en laissez un certain nombre sur le bord parce que vous avez fait une sélection trop tôt ou vous avez spécialisé trop tôt, vous avez épuisé les ressources trop tôt ... Dans les années qui viennent, c'est peut-être ce qui fera la différence en terme de résultats aux Jeux Olympiques.
5. l'importance de faire évoluer les pratiques : un choix politique
5.1 enrichir de ce qu'on fait déjà

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Ça veut dire que si on travaille sur la recherche pédagogique avec tous les outils de la modernité et qu'on fait en sorte d'intégrer ces connaissances, ces expériences, à la formation des très jeunes athlètes en pôle-espoirs et même un petit peu avant désormais, alors on enrichit.
Ça ne veut pas dire qu'on révolutionne ou qu'on change tout ce qu'on fait. On enrichit ce qu'on fait. Ça va être, par exemple, la posture de l'entraîneur : la manière dont il écoute, prend des informations, en donne, coache, pose des questions plutôt que d'y répondre avant même qu'elles n'aient été posées …
Ce sont tous les outils de la préparation psychologique sportive (moi, je parle d'approche cognitive) qui permettent de, progressivement, rendre les athlètes plus autonomes, plus indépendants, plus en capacité d'analyser leur propre pratique et donc d'en comprendre les éléments-clés, les principes d'action efficaces.
5.2 La motivation intrinsèque et ce qui fait vibrer
Quand les psychologues du sport parlent de motivation intrinsèque, ça ne veut pas dire qu'on ne peut pas être motivé par la médaille, par les privilèges qu'on en retire. Tout peut se combiner et se décupler mais l'histoire du sport de haut niveau semble montrer que les gens qui ont développé une motivation intrinsèque suffisante durent plus longtemps.
Dans le sport de haut-niveau, il y a des moments où c'est très dur, où l'on perd, où l'on peut se décourager. Le fait de ne pas être motivé uniquement par le résultat, par le court terme, mais aussi par tous ces trésors qu'on a compris de la discipline qu'on pratique fait qu'on trouve toujours une forme de plaisir aussi dans l'effort, dans l'endurance de ce travail. On arrive à y retourner, même quand on n'a pas trop envie, parce que, dès qu'on commence à combiner les éléments, à faire résonner, à faire vibrer un petit peu le mouvement, il y a quelque chose qui vient.

Un peu comme un musicien qui s'échauffe, qui fait des gammes. Alors que ça fait des jours, des années qu'il s'entraîne et qu'il pourrait être complètement saturé de ces notes, en fait, dès qu'il fait vibrer un petit peu l'instrument, ça lui parle, ça le régénère et ça le fait redémarrer. Je pense que là, il y a une dimension profonde. Ça n'est pas que le sport, on touche à des principes d'humanité je pense. C'est aussi ce qui donne l'essentiel de notre discipline, l'essentiel du judo.
5.3 QUE VAUT LE CODE MORAL SANS LA PRATIQUE ?
Le discours qui est de dire que le judo, c'est magnifique, c'est des valeurs, un code moral... Je pense qu'il y a là une confusion.
Parce que l'important, c'est la pratique. C'est de là que nous vient la transmission. S'il n'y a pas de pratique, qu'est-ce qu'on va analyser et sur quoi on va faire des discours ? Donc la question, véritablement, c'est comment, à partir d'une pratique (mais qui nécessite un environnement et des conditions, ce n'est pas non plus n'importe quelle pratique), on arrive à commencer à analyser cette pratique. Et là, on entre dans le processus et on va faire le même cheminement que celui que nous avons fait depuis le début de notre conversation.

Je pense que le problème, c'est que, de plus en plus, on a des dirigeants (ce n'est pas récent mais ça s'accentue) qui, eux, ne pratiquent plus du tout le judo. Ils viennent d'autres dimensions, souvent commerciales, politiques, économiques, administratives. Ils captent un certain nombre d'éléments de langage pour décorer les discours et développer la discipline mais ce n'est pas véritablement corrélé à une expérience de la pratique. Très souvent, ce sont quand même des gens qui ont fait un peu de compétition à haut niveau, qui ont été à l'INSEP etc. mais, le jour de leur dernière compétition, ils ont raccroché leur judogi. Ils n'ont jamais enseigné, ils n'ont jamais approfondi ce dont nous parlons en ce moment. En même temps, je pense qu'ils ont conscience des choses parce que, dès qu'on discute avec eux de ces enjeux, ils confirment que la formation et les professeurs, c'est très important. Mais dès qu'on va un petit peu plus loin, justement vers le niveau d'analyse ou de réflexion sur ce qu'il faudrait dans ces formations, comment elles devraient se passer et avec qui, ça devient complètement creux. C'est le problème. On voit bien que les intentions prioritaires, ce sont des choses très superficielles, des procédures rapides comme un CQP en 3 mois si possible parce qu'une année c'est trop long... In fine, tout est raccroché à un modèle économique. Je pense qu'en faisant comme ça, on tourne en rond depuis une quarantaine d'années.

Je pense qu'au départ, la Fédération Française avait vraiment très bien travaillé sous la direction de Didier Janicot. La méthode « progression française d'enseignement », si on y regarde de plus près et qu'on réfléchit aux concepts qui sont derrière, c'est vraiment un outil formidable. Mais je pense qu'aujourd'hui, on ne sait plus vraiment s'en servir.
5.4 Profiter du maillage territorial et des outils d'aujourd'hui
Pour moi, c'est avant tout une vision, une conception, une philosophie. L'expérience montre que, même avec des moyens très raisonnables, on peut y arriver et il n'y a pas de justification ou de raison d'opposer quantité et qualité. Nous, en France, on a la chance (mais ce n'est pas de la chance, c'est le fruit du travail de générations de gens qui ont dirigé le judo depuis je ne sais quand, depuis que la Fédération existe) d'avoir des structures. On a beaucoup de clubs, de licenciés. C'est extraordinaire, ce maillage sur tout le territoire.
Le fait d'avoir ces avantages devrait nous stimuler encore plus pour essayer de mettre de l'intelligence, de l'expertise, de la pédagogie outillée de manière moderne... avec les outils d'aujourd'hui et non les outils et les pensées des années 70 ou 80. C'est ce que devraient faire les dirigeants de la Fédération à mon avis. Quand on est à la direction technique, ce ne sont pas les Jeux Olympiques qu'il faut préparer, ce sont les futures 30 ou 50 années du judo français.
Est-ce que la construction de ce "parcours d'athlète", avec un temps pour le développement de ressources, un temps pour la spécialisation, c'est une réflexion à avoir uniquement pour les compétiteurs de haut-niveau et la recherche de performance ou est-ce que c'est également recommandé pour tout judoka, quel qu'il soit, notamment dans l'idée de lui permettre de pratiquer le judo toute sa vie par exemple ?
5.5 LES GRANDS OBJECTIFS DU JUDO
Je comprends ton interrogation. Pour moi, ça renvoie aux grands objectifs du judo. C'est pour ça qu'on en parlait un petit peu au début de la conversation. Si tu veux, la question que je me pose toujours, et j'aime bien la poser aussi aux stagiaires, comme par exemple au début du stage à Montpellier, c'est "qu'est-ce qu'on est venu faire là ?".
Déjà, il faut que ça soit une rencontre. Nous, on vient, par exemple, en tant qu'experts avec une intention, celle de partager notre expérience et nos connaissances. Mais vous, les stagiaires, élèves, athlètes, vous venez pour quoi ? Il faut créer les conditions de cette rencontre et quand on y arrive un petit peu, on rentre dans ce jeu dont on a parlé tout à l'heure, c'est-à-dire de commencer à positionner des situations, rentrer par l'expérience du corps, par la technique, le combat, le randori... Ensuite on fait le débrief donc c'est un processus un peu cyclique, une "circularité". J'accepte l'expérience de la situation, je l'analyse, je réfléchis et à partir de là, en général, je reprogramme mes objectifs. Parce qu'il y a eu cette expérience et parce que je mâche l'expérience, je la rumine, j'y réfléchis, je me dis : « tiens, je vais y retourner mais je vais un peu modifier ça, je vais un peu changer ça ... ».
5.6 LE JUDO, CE TRÉSOR POUR LA VIE HORS TATAMIS
Cette circularité, cette analyse de pratique, c'est quelque chose qui est transférable à la vie de tous les jours. Je ne sais pas si les les psychothérapeutes disent la même chose mais ils font rentrer les gens dans ce même processus. Ils leur font découvrir qu'en fait, ce n'est pas magique :
« c'est un travail sur vous-même mais si vous acceptez de le faire, vous allez découvrir que vous avez des leviers pour agir sur votre comportement. À ce carrefour ou à chaque fois que vous échouez ou que vous perdez l'équilibre, que vous trébuchez, on va voir les ingrédients, le cheminement ; on va voir si, à un moment donné, il y a moyen d'identifier et de prendre une décision un petit peu différente."
Je pense que ça, c'est l'un des trésors du judo. Quand je parlais de transmission, tout à l'heure, c'est ça qu'il faut aller chercher. Il faut aller analyser, identifier quels sont les trésors que, à travers la pratique, on peut transmettre aux autres et réfléchir au processus de cette transmission. Il faut introduire ces dimensions-là dans la formation et notamment dans la formation pédagogique des professeurs et des entraîneurs. Là, pour le coup, je dirais qu'il faudrait que tous les acteurs du judo soient formés à des choses aussi fondamentales parce que l'enjeu est immense. Comment peut-on prétendre que le judo est plus qu'un sport, qu'il a une éthique ou un code moral, si on n'est pas en mesure d'analyser notre comportement, de le contrôler, de le maîtriser à peu près et de faire en sorte que l'ensemble des gens de sa communauté rentre dans cette compréhension, dans cette vision ?
5.7 de véritables enjeux éducatifs et sociétaux
Quand je dis que le judo, c'est un enjeu phénoménal, c'est que, derrière, il y a aussi tout le processus éducatif vers les jeunes enfants et particulièrement à une période de notre société avec les smartphones et toutes les difficultés qu'on connaît de ce point de vue-là. Par exemple, il y a aussi la façon dont on apprend, dont on apprivoise l'attention, ce qui est une question fondamentale pour l'école... Ici, je parle de :
- savoir diriger son attention,
- savoir être concentré à 100 %,
- savoir s'adapter en situation de double tâche,
- savoir répéter des exercices en qualité,
- savoir corriger une erreur de manière à ce que les répétitions ne soient pas juste une sorte de routine qui finit par nous faire perdre du temps et nous démotiver,
- savoir se poser des challenges, des défis graduels en identifiant l'étape suivante, c'est-à-dire (ce qu'on disait tout à l'heure) comment, en analysant les situations, on identifie le but pertinent pour le prochain exercice, et pas n'importe quel but. Ce n'est pas le professeur qui arrive et qui dit : « aujourd'hui, j'ai décidé qu'on faisait ça ».
5.8 LA PLACE DU PROFESSEUR DANS LE COURS DE JUDO
Toutes ces questions-là sont dans le champ de l'approche cognitive et de la pédagogie moderne.
Il y a une étude qui n'est pas si ancienne et qui est un peu ironique, qui montrait que pendant qu'on fait un cours classique de judo, pendant 60 % du temps, le prof démontre, il parle. Il ne reste aux élèves qu'un petit pourcentage de temps, surtout pendant le randori. Au Japon par exemple, le professeur, on ne le voit pas en général. C'est d'abord la pratique qui est au centre ; les interventions du professeur sont vraiment millimétrées. Chez nous, le professeur est énorme, il fait un show surtout, souvent.

6. QUEL AVENIR POUR NOTRE JUDO ?
6.1 Le coeur de la pratique
Toutes ces questions-là sont des enjeux très importants qui permettraient vraiment d'améliorer la situation assez facilement. C'est quelque chose de concret, qu'on touche du doigt et qui n'est pas si difficile à faire. Après, il y a aussi des choses plus complexes qui demandent un peu plus de travail. Le problème, c'est que les discours de marketing ne nous font pas beaucoup avancer de ce point de vue-là. Une formation, c'est une rencontre, ce n'est pas juste quelques semaines où on apprend une liste de techniques ou un règlement ou quelques gadgets pour apprendre comment on va faire venir des adhérents dans des dojos. Ça, ce n'est pas de la formation, ce sont juste des procédés de marketing pour augmenter sa population éventuellement. Moi, je parle de ce qui est au coeur de notre pratique. Et il faut avoir un peu d'humilité, il n'y a pas que le judo qui sait faire ça. C'est là où on ferait bien de faire attention, aussi, parce qu'il y a d'autres disciplines qui ont bien identifié le cœur des choses. Peut-être parce qu'elles sont encore dans la période de construction de l'aventure, de leurs débuts, de la découverte et du développement de leur discipline. Mais eux ne se trompent pas là-dessus.

Nous, on a ce "cœur du judo" et c'est ce que reconnaissent tous les gens qui aiment le judo, mais aujourd'hui, on a de plus en plus de mal à le transmettre, à le faire vivre. Alors heureusement, c'est sauvé par les clubs, les anciens, certains haut gradés... par cette communauté qui est quand même importante dans le judo.
Pour tous les gens passionnés, quel que soit l'âge, quelle que soit la génération, à un moment donné, le judo leur parle. Après, il faut avoir la chance, effectivement, de rencontrer des gens qui vous donnent la confiance et qui vous renforcent dans l'idée qu'il faut aller dans cette direction-là.
6.2 Le JUDO, UN TRÉSOR DE L'HUMANITÉ
Du point de vue des attentes sociales d'aujourd'hui, ces questions représentent un enjeu fondamental parce qu'on sent bien que, dans notre société, il y a besoin de repères, de retrouver des carrefours, des choses absolument importantes et que ça passe par l'éducation. La responsabilité de ces projets et de ces enjeux incombe aux dirigeants, aux élus, aux responsables politiques. Souvent, je suis un peu surpris quand j'entends l'écart entre les discours et la réalité. Par exemple, les priorités qu'on donne à certains projets et la manière dont on y engage des finances qui, à l'évidence, vont produire un peu d'écume mais absolument rien du point de vue de tout ce dont nous avons parlé depuis le début de notre conversation.
Tout ça pour dire, en fait, ce qu'on a dit depuis le début : on a une discipline qui est extraordinaire avec une expérience à la fois de l'enseignement mais aussi de l'accompagnement, on pourrait presque dire psychologique des gens. Une discipline qui peut avoir des répercussions pour la vie de tous les jours et sur la manière de vivre avec les autres, la manière de trouver à peu près son chemin, son équilibre. C'est quand même un des trésors de l'humanité.

Je tiens à remercier Yves Cadot pour ses travaux qui m’ont permis et me permettent encore aujourd’hui d’enrichir cette réflexion dont j’ai partagé une partie durant cette interview, ainsi que Frédéric Demontfaucon et Frédéric Dambach pour nos échanges et recherches communes.
Retrouvez Patrick Roux en stage ici : https://www.stagesjudo.org/ et les ressources associées ici : https://www.collection-judo.com/
c’est magnifique cette approche du judo, et toute la réflexion ,j’adhère totalement et très modestement en tant qu’ancien pratiquant ,la partie 4,9 sur ce que disent les statistiques sur la précocité de spécialiser sur les fausses attaques etc ,et sur le travail physique m’interpelle et que je partage.
quand on fait une analyse exhaustive objective et rationnelle sans être dans l’euphorie des JO ;et c’est pas a l’athlète ,car bravo a lui ,mais quand tu vois la médiatisation uniquement sur la performance ,et le résultat et que tu peux être médaille d’argent et médaille d’or en équipe ,en faisant tomber une fois en individuel sur un sode ,et en équipe une fois aussi ,et je ne parle pas de l’arbitrage ,mais çà donne raison a court terme de faire en sorte que d’utiliser au maximum l’arbitrage actuel ,et quand j’entends de valoriser d’avoir mis en place des forces spéciales pour justifier que c’est grâce a ce travail que le résultat est là,il est impossible de contester cette logique ,et quand j’entends que en finale en équipe que la consigne est de ne pas mettre de troisième shidos alors que Abe a fait 6 attaques de suite et dans le but de faire tomber ,car c’était des attaques fortes,et que ce week-end en finale des championnats du monde par équipes ,la même situation le troisième shidos est tombé contre le -73 kg ;il n’y a que la victoire qui compte et çà donne raison à cette approche de la compétition à mon humble avis
Merci Pierre de tous ces messages qui viennent nourrir les échanges sous chaque article !
Merci de nous guider
Et merci beaucoup de ce petit signe en commentaire 🙂