J'ai rencontré Patrick Roux en 2022, peu après la sortie de son livre "Entrainement cognitif et analyse de l'activité" que je venais de finir. Judoka médaillé européen et mondial, olympien durant sa carrière de haut-niveau, Patrick Roux a également été, par la suite, entraineur pour l'Équipe de France, de Grande-Bretagne et de Russie. Il est professeur, formateur et intervient sur de nombreux plans pour le judo. Je suis très heureuse de pouvoir, aujourd'hui, l'interviewer et le remercie vivement pour ce temps qu'il a accepté de nous offrir.
1- L'IMPACT DE LA FORMATION INITIALE EN JUDO
Est-ce que que tu peux nous raconter ce qui, dans toute ta formation judo, de la ceinture blanche au premier dan, t'a marqué ? Qu'est-ce que tu as retenu et qui t'a servi plus tard ?
1.1 La découverte du judo avec Emile Mazaudier
J'ai grandi pendant quelques années à la campagne, dans un petit village près de la mer qui s'appelle Pérols, puis ensuite à Montpellier. C'était dans les années 70, une autre époque : on avait beaucoup de liberté. J'ai joué au volley-ball, j'ai fait un peu de football… On faisait beaucoup de vélo, on crapahutait beaucoup dans la campagne et puis, un jour, mon voisin, à la sortie de l'école, me dit : « il faut que tu viennes, il y a une nouvelle activité, il y a un club de judo.» J'avais 10 ans. Je ne savais pas du tout ce que c'était. Mais c'est comme ça que j'ai franchi la porte du dojo et là, j'ai senti l'atmosphère, l'ambiance de concentration, de travail, le bruit des chutes, l'odeur des tatamis en paille... parce qu'une partie du tapis était encore dans ce matériau. Ça m'a tout de suite captivé ; notamment, sans le comprendre à cet âge-là évidemment, l'attention que les gens avaient pour le mouvement. On voyait, sentait tout de suite qu'il y avait une sorte de concentration sur quelque chose à chercher, à maîtriser. Évidemment, je n'ai pas compris ça en arrivant !

Archive personnelle de Patrick Roux
Je pense que la clé a été mon premier professeur, Émile Mazaudier, qui est décédé il y a un peu plus d'un an, et sa manière d'enseigner. Je pense qu'il était très très passionné parce qu'il a consacré vraiment toute son existence à la transmission du judo. Il a commencé tard, à 20 ans, et à l'époque, comme il n'y avait pas beaucoup d'informations, il n'y avait pas Internet, il prenait sa 2CV et sillonnait la France pour trouver des stages où il y avait des grands experts qui enseignaient et qui partageaient leurs connaissances.
Donc on a eu la chance d'avoir un enseignant qui avait cette vocation et qui, sans qu'on le comprenne tout de suite évidemment, stimulait notre pensée. Très tôt, il nous a mis sur un rail qui consistait à analyser notre pratique très régulièrement.
1.2 L'analyse de sa pratique dès l'enfance
Par exemple, quand j'étais Benjamin, je gagnais beaucoup de compétitions donc je revenais souvent avec une médaille. Et, lui, systématiquement, nous faisait passer dans une sorte de débrief et il nous disait :
« ok, bon, tu as gagné une médaille mais est-ce que tu as bien travaillé ? Est-ce que tu as appris une nouvelle technique ? Est-ce que tu as enrichi ton vocabulaire ? Comment as-tu fait etc … »
Il prenait le temps de faire ce débrief avec nous individuellement. Il y avait donc ce temps de questionnement sur sa « prestation ». Nous étions trop jeunes pour comprendre ce qu'il faisait réellement mais ça a été un cadeau, d'emblée, puisque non seulement, on est rentré, petit à petit, dès le plus jeune âge, dans cette gymnastique d'analyser notre pratique de manière très régulière (d'ailleurs, on le faisait même durant les entraînements ou la technique) mais, surtout, il nous faisait comprendre qu'il fallait relativiser le résultat. On comprenait que la médaille, c'était juste un abstract et que la véritable question, c'était son comportement.

1.3 « Réfléchis à ton comportement ».
Il nous faisait réfléchir plutôt à nos techniques, à ce qu'on avait véritablement produit pendant la compétition par exemple. Mais, finalement, ce qui se passe dans ces cas-là, c'est que, un peu par effet miroir, on s'interroge sur son comportement. C'est comme ça que, d'une manière très précoce, on a découvert l'une des grandes vertus du judo : cet effet miroir ou d'introspection qui permet de se trouver soi-même. Rentrer dans l'étude ou la connaissance de soi-même et se demander : « tiens, pourquoi certaines choses que j'arrive à faire à l'entraînement, je n'arrive pas à les faire le jour de la compétition ? Pourquoi, là, je me suis précipité ou je me suis tendu et ça n'est pas passé ? ».

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C'était, en fait, ce trait d'union entre l'expérience de la pratique, l'expérience du corps et la pensée. Je ne sais pas comment il avait découvert cette façon de faire, cette sorte d'entretien, d'auto-confrontation avec lui après nos prestations. Est-ce qu'il avait découvert ça à travers d'autres experts du judo qui le faisaient ? ou bien est-ce qu'il l'avait déduit de ses conversations avec les grands professeurs qu'il rencontrait ? je ne sais pas exactement mais, en tout cas, il le faisait d'une manière très consciente puisqu'il l'avait systématisé.
1.4 EXPRIMER LES PRINCIPES DU JUDO.
Je pense qu'il avait vraiment à cœur de nous voir progresser, qu'il avait cette idée de former un bon judoka. Si, bien évidemment, il était content quand on avait des résultats, le but n'était pas que de gagner. Avant tout, il voulait être fier, et je crois qu'il l'était, de voir ses jeunes judokas faire des progrès et exprimer les principes du judo. Il voyait qu'on se rapprochait d'une forme de compréhension. Par exemple : savoir utiliser le mouvement de l'autre ET savoir faire des enchaînements de techniques cohérents. Au fur et à mesure que ça s'installait, il avait l'impression, je pense, que son enseignement avait du sens et une certaine pertinence puisqu'il nous voyait progresser.
1.5 LES PASSAGES DE GRADE
Concernant les passages de grades, je m'en souviens bien parce qu'à l'époque, étant des enfants de 10-12 ans, c'était des moments très intenses, comme pour tous les enfants je pense. On avait compris, plus ou moins, que ça allait arriver une fois par trimestre. En gros, c'était ça. Il n'y avait pas d'exagération. C’est-à-dire que c'était juste la conséquence de nos progressions après un trimestre de travail. D'ailleurs, nous-mêmes, parfois, on se le disait : « tiens, là, j'ai quand même bien travaillé. Maintenant, j'arrive à faire trois ou quatre techniques supplémentaires... » et on espérait effectivement que l'échéance arrive et qu'on nous dise que telle semaine, ça allait être les passages de grade.
On s'y préparait assez intensément, en tout cas au moins mentalement ; on y pensait, ça nous motivait beaucoup. Mais lui, en tant que professeur, n'exagérait pas particulièrement ce genre de phénomène. Pour lui, c'était juste un élément de la progression, de la méthode, c'était un outil pédagogique, pas plus.

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Évidemment, il savait que ça motivait beaucoup les jeunes de son club donc il faisait des passages de grade où on se retrouvait au centre du dojo, devant tout le monde, et on devait démontrer des techniques dont on avait fait l'acquisition. Ensuite, un peu plus tard, il y avait une remise de ceinture donc c'était bien fait mais, en même temps, on sentait que c'était juste pour baliser le parcours, sans exagération.
Est-ce que, dans ses cours, ton professeur vous "donnait tout", en vous expliquant le moindre détail, ou bien il vous laissait trouver par vous-mêmes, chercher ?
Il posait des questions. Je dirais qu'il était quand même entre les deux parce qu'il nous montrait aussi. Parfois il démontrait la technique, parfois il nous suggérait la compréhension de principes d'efficacité. Je me souviens, par exemple, d'une période où on était beaucoup sur le principe action-réaction et donc il fallait réinvestir un certain nombre de techniques qu'on savait déjà faire avec une réaction du partenaire. Là, sa posture était plutôt d'observer ce que faisaient ses élèves et en faisant le tour des différents couples qui travaillaient. Il donnait alors une petite indication mais sans beaucoup d'explication verbale, juste une petite suggestion.
Il parlait peu et il observait ce qui se passait. Il cheminait comme ça et, en tout cas de mon expérience, ça a très bien fonctionné c'est-à-dire que ça passait par le ressenti. Par exemple, comprendre que d'être attentif au mouvement de l'autre - mais quand je dis attentif, c'était de véritablement être 100 % concentré, de manière à percevoir l'instant exact où il faisait un pas, où il donnait une réaction – ça permettait de monter notre niveau d'une étape parce qu'on était rentré dans cette dimension-là.
Lui, à ce moment-là, il souriait parce qu'il voyait qu'on avait pigé le truc et alors, il nous donnait quelques indications pour renforcer mais il n'avait pas besoin de grand discours ou de quoi que ce soit. Ça m'a beaucoup marqué parce que je pense qu'en fait, à cet âge-là, je suis rentré dans l'expérience du corps, c’est-à-dire que j'ai découvert qu'à travers la pratique, on pouvait cheminer et aller vers des niveaux de compréhension absolument incroyables dans tous les domaines. Lui, d'une certaine manière, nous indiquait ça, en tout cas ouvrait des portes comme ça. Après des séances comme ça, on ressort avec plein de sensations souvent assez gratifiantes, assez agréables et donc, naturellement, le soir ou quand on s'endort, on revient là-dessus mais cette fois-ci sous forme d'idée. On met des mots dessus. Il y a un trajet en fait de la perception, de la sensation de l'expérience à travers le corps et ensuite ça devient des idées, des mots, et même la compréhension de principes dynamiques par exemple, de choses qu'on va pouvoir généraliser ou transférer, réinvestir différemment quand on a mis des mots dessus. C'est ce qui s'est installé progressivement, entre peut-être 11-12 ans et 18 ans parce qu'une des grandes chances aussi que j'ai eues, c'est que j'ai pu rester dans mon club jusqu'à ce que je rejoigne l'INSEP à 18 ans.
2- LES ANNÉES INSEP
2.1 La richesse d'expériences variées
Je suis passé directement du club à l'INSEP mais, bien évidemment, avec énormément de rencontres et de diversité d'expériences avec d'autres professeurs à travers beaucoup de stages. Les sport-études ont commencé en 75 je crois et moi, j'ai démarré le judo en 72, donc ça n'existait pas vraiment, ce n'était pas encore installé. L'avantage, c'est qu'on ne s'est pas enfermé tôt dans un entonnoir.

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On est resté, au contraire, dans un environnement où on avait une très grande diversité d'apports avec différents intervenants, profs, partenaires et aussi une grande diversité du point de vue de l'expérience motrice. Il n'y avait pas un format, une seule manière ; c'était très ouvert et jusqu'à très tard puisque j'ai gagné les championnats de France junior en première année, à 16 ou 17 ans en étant toujours dans mon club.
Ensuite, pendant 2 ans, je suis resté encore dans cette diversité de l'expérience où on croisait des judokas de tous les âges, de tous les niveaux, qui nous faisaient bénéficier en fait d'expériences du judo qu'on aurait peut-être moins eues si on avait été en sport-étude ou en structure sportive dès 14 ou 15 ans.
Est-ce que tu penses que cette diversité d'enseignements est bénéfique dès le départ, quand on est débutant ou bien il faut aussi savoir, parfois, suivre un seul enseignement précis pour ne pas "se perdre" et progresser d'abord suivant une méthode ?
Alors ça, c'est notamment un des projets professionnels sur lesquels je travaille aujourd'hui à l'Institut National du Sport. La diversité de l'expérience sensori-motrice quand on est enfant et le fait d'essayer de repousser l'âge de la spécialisation (d'éviter ce qu'on appelle la spécialisation précoce ou l'hyper-spécialisation précoce), semblerait que, dans tous les sports, tous les pays, quelles que soient les disciplines, ça soit un enjeu crucial.2.2 Le problème de la spécialisation précoce
Aujourd'hui, on le comprend peut-être un peu mieux parce qu'il y a des recherches, des études avec des résultats statistiques dont les photos sont très impressionnantes. En fait, sur des taux de 80-85 % de jeunes qui sont spécialisés trop tôt, il n'y a pas de reconversion plus tard en terme de résultats sportifs et, très souvent, il y a juste un abandon de la pratique.
Si c'était juste un phénomène ponctuel dans un sport, on pourrait s'interroger mais pratiquement toutes les disciplines semblent montrer les mêmes statistiques. Donc ça mérite d'être affiné et surtout, ce que je suis en train de dire doit être pondéré par tout un tas d'autres facteurs qui sont importants aussi. Ça ne veut pas dire du tout qu'il ne faut pas faire beaucoup de pratique, beaucoup d'expériences sportives, motrices tôt mais la question, c'est de ne pas enfermer les gens, de ne pas les polariser vers un seul type d'expérience, par exemple, une seule discipline.

C'est une manière de se formater trop tôt qui fait que, ce que montrent de manière très impressionnante les courbes, ça éteint la progression et donc aussi le trajet vers la haute performance de manière très précoce. C'est souvent pour des causes d'épuisement des ressources motivationnelles mais aussi, malheureusement, à cause de blessures précoces. Enfin, il y a tout un tas de raisons sur lesquelles on pourra peut-être revenir mais c'est un enjeu crucial. À tel point que, d'ailleurs, aujourd'hui, il y a même des pays qui travaillent de manière très systématique là-dessus en se disant que si on fait quelque chose de plus cohérent dans la formation des très jeunes athlètes vers le haut niveau, c’est la marge de progrès qui bientôt fera la différence en terme de performance aux Jeux Olympiques.
2.3 La QUESTION DE DÉFINIR SON PROJET

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C'est un sacré sujet mais, en même temps, tout est connecté, je pense. C'est ça qui est intéressant. Pour moi, la première question, c'est « quel est le projet ? quels sont les grands objectifs du judo ? » On vient de vivre des Jeux Olympiques magnifiques, ça a été une fête, un niveau d'émotion formidable mais, du point de vue des grands objectifs et de ce qui nous intéresse, est-ce qu'on a vraiment avancé ? Est-ce qu'on a progressé par rapport à il y a 10, 20 ou 30 ans ?
Je ne suis pas sûr du tout. Je pense plutôt qu'on tourne en rond et on a de plus en plus de mal à transmettre le sens du judo. Plus une discipline, une pratique se développe et se répand et plus son sens se disperse. C’est quelque chose qui avait été théorisé il y a bien longtemps. On a toujours l'impression qu'il y a un conflit entre la quantité et la qualité et on peut le comprendre parce que, que ce soit une entreprise, une fédération, une administration, plus elle se développe, plus elle développe aussi des contraintes, par exemple des contraintes de financement. Il faut créer un modèle économique et il faut de plus en plus de monde et donc, à un moment donné, les contraintes économiques, les impératifs, les injonctions de créer son économie, ça devient plus important que le sens même de la pratique, c’est-à-dire ce pourquoi on était venu au début. Je pense que cette question-là n'est pas nouvelle ; ça fait au moins 40 ans que j'entends ce débat-là et j'ai quand même l'impression que, de ce point de vue, on tourne en rond.
Comment as-tu fait pour passer de ton club à l'INSEP, cette institution aux contraintes dont tu parles justement ? As-tu dû t'adapter ?
Il y avait une chose dont tout le monde était bien conscient, c'est que pour faire une carrière à haut niveau et pour réaliser des performances au niveau mondial et olympique, il fallait passer par l'INSEP. Il faut le pondérer un petit peu, dans la mesure où quelques champions ne s'entraînaient pas qu'à l'INSEP ou n'y venaient que pour des stages mais, globalement, 99 % de l'équipe de France s'entraînait là. C'était donc le seul endroit où on faisait vraiment du haut niveau et je crois que c'est toujours le cas, en tout cas pour le judo. Mais, encore une fois, comme je l'ai dit juste avant, la chance que j'ai eue je pense, c'est de ne pas y être rentré trop tôt et d'avoir eu le temps de développer au maximum mes ressources, mon "vocabulaire" avant de rentrer dans ce centre d'entraînement où là, pour le coup, on est dans l'hyper-spécialisation et la préparation des grands événements.
2.4 Accumuler des ressources sans utilité immédiate
Cela dit, ma "spécialisation" a été progressive c'est-à-dire que j'ai fait beaucoup de détours. J'avais des résultats sportifs en minime et en cadet qui m'auraient permis de rentrer dans les premiers sport-études par exemple. D'ailleurs, je me souviens, ça a été une discussion entre mon professeur et mes parents. Puis, finalement, la décision a été de rester dans mon club, à Montpellier, tout en faisant beaucoup de stages et je me suis rendu compte au fil du temps que ça m'avait permis, par exemple, de découvrir à cet âge-là l'entraînement avec des experts japonais.
Parce que, plutôt que de passer mon temps dans un pôle ou dans un sport-étude avec des cadres techniques français, je me suis retrouvé au contact de grands experts Japonais, notamment de l'Université de Tenri. J'ai appris des choses qu'on ne m'aurait certainement pas transmises dans ces structures. Par exemple, le travail de kumikata, ce n'était pas important, ce n'était pas le sujet prioritaire à cet âge. C'est un peu comme si, au lieu d'aller tout de suite vers l'efficacité, vers l'essentiel, on essayait d'ouvrir un esprit de curiosité pour aller chercher d'autres ressources et pour développer le plus possible son vocabulaire.
Et, en fait, ce sont tous ces détours qui font qu'on s'enrichit, on se bonifie, on accumule des ressources. On n'est pas tout de suite dans l'utilisation de ces ressources. C'est un peu comme la culture ; on lit des livres, sans se poser la question de savoir si ça sert à quelque chose ou si ça va nous permettre de gagner de l'argent tout de suite. On diffère l'utilisation et les bénéfices qu'on va en retirer mais, évidemment, à cet âge-là, c'est juste du plaisir. On était pris dans une aventure, on ne se rendait pas compte et on se régalait à le faire parce qu'il y avait tout un tas de défis : celui d'arriver à faire tel mouvement, le randori aussi... Des heures de randori mais dans un esprit d'ouverture, comme le propose Frédéric Demonfaucon dans son projet excellence. C'était ça à 200 % et je me souviens qu'ensuite, quand j'ai commencé les compétitions en junior, j'ai gagné tout de suite. Dès la première année junior, j'ai gagné le championnat de France et pourtant j'avais l'impression d'être en retard.
2.5 AMENER DES SITUATIONS DYNAMIQUES POUR GAGNER
En compétition, c'était curieux parce que je voyais des adversaires que je n'avais jamais rencontrés, et je me disais que je n'allais jamais pouvoir gagner parce que je voyais leur kumikata, la puissance qu'ils dégagaient etc. J'avais l'impression d'être en retard sur certains aspects, peut-être physiques ou encore sur les contres que je ne savais pas trop faire...

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Mais en fait, ce dont je ne m'étais pas complètement rendu compte déjà à l'époque, c'est à quel point ce type d'entraînement m'avait fait progresser au niveau de la perception des informations, la sensation de ce que fait l'autre, la dynamique de l'interaction, la réactivité. J'étais capable, par exemple, de faire des randoris tout en mouvement, sans jamais m'arrêter et d'être dans la continuité des enchaînements. Je m'entraînais comme ça et donc, évidemment, je ne savais pas que ça, ça pouvait faire la différence.
Je m'en suis rendu compte quand j'ai commencé à rencontrer ces autres judokas. Je me disais qu'ils allaient me mettre Ura nage dès que j'allais leur tourner le dos et puis, en fait, ce n'est pas ce qu'il se passait. J'arrivais à être toujours un petit peu avant eux, à les déplacer, à les amener dans des situations dynamiques où il ne pouvaient pas suivre. C'était le fruit de ce travail que j'avais fait dans ces stages et souvent avec des experts japonais. Évidemment, je ne savais pas tout ça, je l'ai compris chemin faisant. Par contre, à partir de mon premier titre junior, je l'ai vraiment compris donc j'ai essayé de le bonifier.
2.6 Prolonger l'expérience du haut-niveau de juniors à seniors
Après, le problème s'est reposé immédiatement au niveau international. Je me souviens, la première fois que je suis allé dans un championnat d'Europe junior, j'ai dû finir dernier de ma poule (il y avait des poules à l'époque pour commencer). En face, j'avais des Russes ou même des Italiens et ils étaient tous rompus à la compétition. Ils faisaient du judo comme les seniors alors qu'ils n'avaient que 17 ou 18 ans. Je me souviens d'un soviétique yougoslave qui était absolument incroyable et très impressionnant. Je me demandais comment j'allais faire pour me hisser à ce niveau. Ils savaient tout faire ! Et, en fait, j'ai retrouvé tous ces gens sur ma route quelques années après : la plupart d'entre eux n'ont pas fait de carrière. Certains, oui, mais la plupart d'entre eux ont disparu à la fin des juniors. Ils n'ont pas converti leur expérience de résultats vers les seniors et donc, là encore, j'ai réalisé que tous les détours que j'avais faits et le fait d'être en retard et de ne pas avoir de médaille en junior, c'est peut-être ce qui m'a permis justement d'avoir cette petite progression encore, au moins dans la première olympiade senior. C'est ce qui a fait qu'entre 20 et 24 ans, mon judo s'est encore beaucoup transformé.
Toi qui aimais, donc, ce judo dynamique et de sensations, comment as-tu vécu tes années INSEP d'hyper spécialisation durant lesquelles c'était l'efficacité en compétition le seul objectif ?
2.7 L'impératif de progresser physiquement et s'adapter
La première année, et même les deux premières années à l'INSEP ont été très difficiles. Je me souviens que j'avais l'impression de perdre mon judo, de ne plus arriver à réaliser de projection. Ces deux premières années, j'ai surtout beaucoup progressé physiquement et au niveau de la défense. C'était plus ou moins un impératif, parce qu'en randori, dans les premiers mois, j'étais toujours dominé et je n'arrivais pas à m'exprimer. Ensuite, quand j'ai commencé à trouver une position au kumikata où je pouvais mieux contrôler, mieux m'exprimer, il y avait encore certaines situations où je tombais souvent. Donc le fait d'aller dans l'expérience, d'accepter d'y retourner, c'est comme ça que les choses se sont développées comme l'habilité de s'adapter aux situations. Pour moi, ça a très bien fonctionné et de ce point de vue-là, je pense que le principe de l'entraînement comme à l'INSEP, c'est absolument indispensable. Il faut s'immerger dans l'expérience pour s'adapter.
2.8 S'ÉMANCIPER DU "SYSTÈME"
Quand je suis rentré à l'INSEP, j'étais encore junior donc c'était un peu une transition entre la fin de la formation vers le haut niveau et le début de la carrière à haut niveau. Mais ce sont tous les acquis, tout ce que j'avais découvert quand j'étais en club et notamment cette nécessité d'analyser en permanence ma pratique, qui m'ont sauvé, notamment dans les périodes où c'était difficile et où les résultats ne venaient pas. Je retournais travailler en stage avec d'autres professeurs, en essayant d'aller chercher encore des compléments et des conseils d'experts.

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Je me suis, ainsi, assez vite (en tout cas avant la fin de la 2e année) émancipé du système INSEP, surtout au niveau de la manière de faire le judo. Il y a eu une période où la philosophie de l'entraînement, c'était de mettre sa main dans le dos et de broyer l'autre. On entendait, sur le bord du tapis, des consignes ou des conseils que je n'ai jamais eu envie de suivre. Je pense qu'à un moment donné, ça m'a influencé. J'ai essayé pendant quelques mois de travailler comme ça, c’est-à-dire "la baston" comme on dit, et je n'ai pas eu de résultats.
Au contraire, assez rapidement, il n'y avait plus de performances et donc, après une petite traversée du désert, je me suis levé un matin et j'ai réalisé que ce n'était pas ce que j'avais appris avec mon premier professeur et que ce n'était pas du tout comme ça que je faisais le judo avant. Je suis donc remonté sur le tatami de l'INSEP en me disant que maintenant, j'allais travailler comme moi je le sentais. Je me suis émancipé des entraîneurs, sauf ceux que je choisissais d'écouter mais il y en avait peu. En faisant comme ça, je me suis remis à essayer de jouer sur les variations du rythme et de la distance, d'avoir un petit temps d'avance, de placer un petit balayage ou une petite feinte et de ne pas rentrer dans le rapport de force sauf quand c'était l'unique solution.
Comment faisais-tu, justement, pour pratiquer le judo que tu aimais avec des partenaires qui n'étaient pas dans ce même esprit ?
D'abord, à l'INSEP, on devait être entre 80 et 120 judokas à l'entraînement tous les jours. Il y avait de très bons judokas, il y en a toujours eu. En plus, j'étais déjà dans ma 2e ou 3e année donc j'avais déjà une expérience, une maturité par rapport à la manière dont ça se passait et je pouvais choisir moi-même les judokas avec lesquels j'allais faire randori.
2.9 SAVOIR TRIER LES BONNES INFORMATIONS POUR ÇA
Ensuite, comme je l'ai dit juste avant, je pense que le problème, c'était les influenceurs. Aussi bien dans le groupe des athlètes que dans le groupe des entraîneurs. Il y avait deux visions, peut-être plus que deux d'ailleurs, qui rivalisaient un petit peu. La question, c'était, à nouveau, d'être capable de faire le tri des bonnes informations, de réfléchir par soi-même et de décider : qu'est-ce qui fait sens pour moi ? Qu'est-ce qui me rapproche de mes objectifs et dans quelle direction je veux aller ? Je me souviens très bien de ce jour-là : ça a été comme un déclic de me dire que je n'étais pas venu pour être téléguidé par un système qui me disait ce que je devais faire et que j'allais arrêter de me faire avoir. La compétition de haut niveau, c'est un sillon que chaque athlète doit absolument tracer pour lui-même. Ça ne veut pas dire qu'on n'utilise pas tout ce qu'il y a de bénéfique dans ces centres d'entraînement ; ils sont indispensables comme les entraîneurs d'ailleurs. Chaque entraîneur a quelque chose de très important à nous apporter ou qui peut être utile mais c'est à l'athlète d'être capable de l'identifier, de faire le tri, de sélectionner et de prendre les décisions. Pour moi, c'est vraiment une clé, un principe d'efficacité et c'est ce que j'ai essayé de retranscrire en terme d'expérience dans mon livre L'entraînement cognitif et l'analyse de l'activité. C'est vraiment ça le cœur du sujet.
Je tiens à remercier Yves Cadot pour ses travaux qui m’ont permis et me permettent encore aujourd’hui d’enrichir cette réflexion dont j’ai partagé une partie durant cette interview, ainsi que Frédéric Demontfaucon et Frédéric Dambach pour nos échanges et recherches communes.
Retrouvez Patrick Roux en stage ici : https://www.stagesjudo.org/ et les ressources associées ici : https://www.collection-judo.com/
Bravo:)
je partage ,je valide totalement l’argumentaire, mais je suis dubitatif, et c’est avec tristesse qu’aujourd’hui si tu ne passes pas par les pôles, et que tu ne sois pas formaté, que tu n’as pas les critères « exigés, les codes »tu n’es pas sélectionnés ou si peu .tu peux avoir un palmarès supérieur ,champion France junior ,vainqueur du tournoi d’Aix seul Français et étranger a gagner un Japonais en plus par ippon sur un sankak .Vainqueur à Visé en battant pas moins que Casse en finale et en marquant .Première sélection sénior Grand slam de Paris et faire le podium en faisant tomber, pas sur pénalité et derrière avoir très peu de sélections .Je pensais qu’ils allaient enfin le prendre au sérieux ,mais çà a été tout l’inverse.3 années de suite podiums au France pour avoir une sélection a Bercy .alors que d’autres ont eu 30 sélections pour un podium entre 2018 et les JO de Tokyo sans qualifier la caté ,et encore podium au France l’année dernière et viré du collectif national ;Donc à ce jour il a arrêté le HN ,pas vraiment le choix et ce fait plaisir à faire du judo dans un petit club ,car il aime vraiment le judo .et c’est vérifiable ,et je suis triste car à 29 ans c’est dommage ,et je préfère ne pas épiloguer ,mais quel gâchis. petite anecdote qui m’avait interpellé ,il m’avait dit j’ai plus progressé suite au stage au Japon quand 2 ans à l’INSEP ,lol ,çà correspond à ce que vous dites sur le fait de travailler avec des Japonais.
Cordialement.
Le fait d’écouter se discours . Ouvre vraiment l’envie de partager le Judo. En dehors des compétitions c’est vraiment une école. Merci !
Merci beaucoup à vous de ce commentaire, nous sommes nombreux à tellement apprécié cette école du judo 🙂