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J'ai eu le plaisir de pouvoir suivre l'enseignement de Frédéric Dambach dans son club au JAP (Judo Alliance Paris) ainsi qu'au stage de Montpellier. Un très grand merci à Frédéric pour son temps et pour toutes ces pépites qu'il partage afin de nous aider à mieux progresser au judo.

APPRENDRE LE JUDO PAR LES SENSATIONS

Une formation non académique 

J'ai appris le judo avec Serge Videau, un professeur extrêmement éclectique. Je n'ai pas du tout eu de formation académique, avec un début et une fin. Pas du tout. Serge Videau continuait à prendre des cours auprès de son professeur à lui, Maître Pelletier, ce qui m'a d'ailleurs permis de le connaitre aussi. 

 Quand il revenait d'un cours, il nous montrait ce qu'il avait travaillé... sauf qu'on avait 25 ans d'écart et que lui, était déjà 6e dan ! Finalement, il nous montrait des trucs complètement infaisables pour les gamins qu'on était. Et à chaque cours, ça changeait de truc. Nous, on grappillait... Un jour, j'ai chopé le travail en cercle. C'était l'un de ses dadas, mais comme ça, en passant... J'aurais pu choper autre chose. D'autres, d'ailleurs, ont chopé d'autres choses ! Chacun piochait à sa façon et aujourd'hui, en tant que professeur, je m'inspire de ça en me disant qu'en fait, ce qui est bon pour une personne ne l'est pas forcément pour une autre.

Le judo n'est pas une voie où on va montrer quelque chose et si on n'est pas réglé à l'étape 1, on ne passe pas à l'étape 2. On est tous différents. Certains enfants vont comprendre tout de suite un truc qui nous paraît hallucinant et d'autres vont peiner. Il n'y a pas de règles. C'est pourquoi je fonctionne beaucoup au feeling. Qu'est-ce qui, à un moment donné, va pouvoir permettre à ce groupe-là de progresser ou à cette personne-là de progresser ?

Développer les sensations 

Avec l'âge, je me dis qu'il faut quand même structurer un peu les choses. Évidemment, il y a toujours l'échauffement, les chutes, les uchi-komi... D'ailleurs, ce qu'il faut voir, c'est qu'en fait, il y a une méthode, assez claire, établie par Jigoro Kano qui a dit : « c'est simple, il y a le tandoku renshu, des uchikomi, des randori... ». Moi, je traduis cela en l'étude technique, nage-komi, du kakari-geiko, du yakusuku-geiko … avec une certaine méthodologie. Je pense qu'il faut se fier à ça parce que ça a fait ses preuves. Si on l'applique, ça marche, mais une fois de plus, de manière différente en fonction des enfants. Si on les met dans un contexte donné, avec une technique donnée, hiza guruma par exemple : l'un va faire hiza guruma et l'autre, qui a vu la même chose, va faire ashi-guruma. Je ne peux pas lui dire « ah non, ce n'est pas ce qu'on étudie » ! Parce que c'est pareil. Ce qui m'intéresse, c'est de voir si les principes qui permettent de déséquilibrer ont été mis en œuvre. 

À partir de ce moment-là, mon rôle n'est pas de corriger une technique académique mais de voir ce que l'enfant, en fonction de son gabarit, ressent comme technique. S'il sent très bien hiza-guruma, je vais pouvoir lui montrer que s'il met le pied d'un autre côté, il peut alors faire hashi-guruma et ça va lui permettre d'avoir un panel technique un petit peu différent. Mais peu importe qu'il apprenne certaines techniques beaucoup plus tard. Le plus important, c'est qu'il ait une sensation, qu'il trouve une sensation. S'il a cette sensation de déséquilibre, alors quand il va amener l'autre dans son jeu, ça va marcher. 


Des uchikomi en statique ou en déplacement 

J'ai même envie de dire qu'il faut faire attention à ne pas trop casser cette sensation. Par exemple, comment fais-tu uchikomi sur hiza-guruma ? En statique, tu ne peux pas ! Quand on voit le kata du go-no-sen où tu arrives, tu es statique, tu fais hiza-guruma et Uke chute : c'est bien dans les films mais dans la réalité, ça ne marche pas ! Il te faut un déplacement, au moins un pas. Si on fait faire un uchikomi statique à l'élève, c'est là qu'on casse sa sensation. Et c'est ce à quoi il faut faire très attention. Pour sasae, c'est davantage possible parce qu'on va fixer sur un point, bloquer et il va y avoir une rotation ensuite.

 Hiza-guruma, comme son nom l'indique, c'est une rotation autour du genou. Par exemple, le magnifique hiza-guruma de Nagase, en demi-finale des jeux olympiques, sur l'italien, tu peux voir qu'il ne l'a pas fait en statique ! L'Italien a avancé en voulant prendre et Nagase a bloqué : une véritable roue qui tourne. C'est ça qu'il faut comprendre. 

Il faut le comprendre au travers d'éducatifs dont certains sont simples, on a tous fait dans la cour d'école celui où l'on se prend, on se met en arrière et on tourne. C'est un éducatif de base pour hiza-guruma parce qu'en fait, c'est l'énergie de rotation que l'on crée qui va faire chuter.

Identifier les facteurs clés de réussite.

Souvent, quand on sait faire quelque chose, on ne sait pas pourquoi on arrive à le faire. C'est ce qui est extrêmement frustrant au Japon par exemple. On rencontre de grands champions et on leur dit : « vous faites un truc génial, montrez-moi » et en fait, ils ne montrent pas exactement ce qu'ils font parce que, jeunes compétiteurs, ils ne font pas cette analyse. Personnellement, dans mon travail d'ingénieur, j'ai appris à utiliser le concept de "reverse engineering" ou comment, à partir d'une situation finale, trouver les étapes qui ont permis d'arriver à cette situation. En l'appliquant au judo, je me suis souvent demandé ce qui avait fait que j'avais pu développer telle ou telle technique. Certes, je peux la démontrer X fois mais quelles sont les facteurs clés qui font que ça fonctionne. C'est alors que j'ai réfléchi à la notion de déséquilibre, d'opposition, de céder, etc.

Considérer les questions d'équilibre comme la base

Travailler son judo dans le bus

On dit que le judo, c'est la gestion de l'équilibre mais pour moi, essentiellement, c'est la gestion du déséquilibre. En fait, dans la vie de tous les jours, c'est la gestion du déséquilibre qui importe. Quand on marche, on est en situation de déséquilibre... L'équilibre n'existe pas ! L'équilibre est une pause dans le déséquilibre.
Si on est debout et qu'on ferme les yeux, à un moment donné, on va se mettre à osciller et on va se récupérer constamment.

 Quand on est dans le bus, on a l'impression qu'on est en équilibre alors qu'on doit se rééquilibrer constamment mais on le fait inconsciemment jusqu'au moment où le chauffeur freine et là, tu prends le mur. C'est pour ça d'ailleurs qu'un des exercices fondamentaux que je propose à mes élèves, c'est ça : prenez un transport en commun, ne prenez pas la barre et essayez de voir comment vous pouvez gérer votre équilibre. Si vous pouvez commencer à bouquiner tout en gérant l'oscillation, alors vous êtes sur le bon chemin du judo.

Je terminerai en évoquant une vieille photo, une des dernières prises de Monsieur Abe, qui est décédé maintenant. Il est en complet cravate, droit, en position (shizen-tai), et il n'a pas les deux pieds sur le même plan. Il est un peu décalé. Parce que l'équilibre c'est ça : ne pas avoir les deux pieds sur la même ligne (shizen-hontai). Les deux pieds sur la même ligne, c'est une position d'équilibre instable car on me pousse avec un doigt, je tombe. En revanche, dès que je suis décalé ...

L'équilibre et la confiance

Dans la vie quotidienne, on est tout le temps en train de rétablir son équilibre. Mais lorsqu'on devient vieux, on perd cette capacité. C'est d'ailleurs ce qu'il faut travailler avec les personnes âgées, ou encore avec les personnes accidentées. J'ai utilisé le judo avec des personnes qui étaient dans des situations très handicapantes parce que leur principal problème, c'était la perte d'équilibre. Ça veut dire qu'ils ne sortent plus de chez eux juste parce que se baisser pour attacher ses lacets fait perdre l'équilibre et tomber en avant... Là, on touche à la question de la confiance qui apparait dès le plus jeune âge.

Le judo, c'est gérer le déséquilibre non anticipé

Qu'est-ce qu'un enfant bien équilibré ? C'est un enfant qui sait gérer son déséquilibre, qui n'en a pas peur. Du coup, il peut faire beaucoup plus de choses parce qu'il a acquis la confiance en lui-même, la confiance en son corps. Pour lui, la première des choses, c'est de s'assurer que son corps est capable de bien réagir : ok pour courir mais si je trébuche ...  ok pour sauter mais si ça ne se passe pas bien ... ok pour le vélo mais si je tombe... C'est pourquoi la première des confiances, c'est la confiance corporelle. 

Et le judo l'offre de manière exceptionnelle, parce qu'on est sollicité dans tous les sens. Il ne s'agit pas seulement de savoir gérer son propre déséquilibre mais aussi le déséquilibre provoqué par quelqu'un d'autre, donc non anticipé. Il y a une différence entre faire une roulade ou un équilibre sur les mains, situations dans lesquelles je vais pouvoir essayer de contrôler… et réagir si la poutre part par exemple. En judo, on est dans ce type de situations, particulièrement dans le randori.

C'est ce que signifie le "Ju" : la faculté d'adaptation. Comment je m'adapte dans un univers changeant ? Nous ne sommes pas des haltérophiles, avec quelque chose de statique qu'on va devoir soulever par-dessus les épaules et reposer. Ce n'est pas ça que propose le judo, mais deux personnes en déséquilibre avec l'une qui l'est moins que l'autre.

Faire judo sur un pied

Le judo se pratique sur un pied. C'est pour ça qu'une des habiletés les plus importantes, c'est la posture unipodale, que je fais beaucoup travailler à mes jeunes. En fait, on passe tout le temps son poids d'un pied sur l'autre. Quand tu fais o-soto-gari , uchi-mata, tu es sur un pied. Même seoi-nage : combien de temps tu passes sur les deux pieds quand tu fais un seoi-nage ? Juste le temps de la projection car sinon, tu n'es jamais sur tes deux pieds. Et si, au moment où tu tournes, tu as un petit déséquilibre, c'est mort ! En fait, quand tu arrives sur tes deux pieds, la technique est déjà plus ou moins finie. Ça signifie que pour que ton seoi fonctionne correctement, il faut que l'autre soit en incapacité de troubler ce moment délicat, celui où tu es sur un pied. Tu fais aussi o-soto-gari, je suis sur un pied… Comment être plus vulnérable qu'en étant sur un pied ? C'est impossible ! Si ton adversaire, lui, est stable sur ses deux pieds, et que, toi, tu fais o-soto-gari, qu'est-ce qui se passe ? Tu es contré ! Ça veut dire que tu vas devoir le mettre dans une situation de déséquilibre supérieure à la tienne, sinon ça ne va pas fonctionner.

L'action dans le judo

Après, il y a plusieurs façons de déséquilibrer. On a toujours l'impression que le judo c'est action-réaction mais, en fait, pour moi, c'est surtout action. J'explique : si je marche et que quelqu'un me balaye, alors celui qui balaye ne fait que prolonger le déséquilibre préexistant. Il n'y a pas d'action-réaction. 

On le voit très bien dans les sutemi. Si je fais tomoe nage, la personne vient vers moi, il y a un déséquilibre préexistant que j'amplifie à mon bénéfice. On est dans le sens du mouvement, c'est là où c'est le plus simple. J'utilise mon poids (et non ma force, même si, éventuellement, je peux en mettre de manière additionnelle) et là, il va partir. Si j'additionne mon poids à son poids qui est déjà en déséquilibre, c'est mort, il n'a plus aucune chance ! Mais il faut le faire au bon moment, sans qu'il s'en doute parce que sinon il réagit. C'est pour ça que la réelle problématique, c'est gérer l'absence d'information. Il ne faut surtout pas donner d'information.

L'action-réaction

Tu peux aussi choisir de donner une information, mais consciemment, pour le faire réagir, c'est le principe de l'action-réaction. Mais moi, ce que je préfère, c'est la feinte. C'est très beau car je donne une information qui est mal interprétée, ou plus précisément qui est interprétée de la manière que j'aimerais qu'elle soit interprétée. Je donne l'information d'un côté et j'attends de l'autre. L'action-réaction peut être physique ou même juste posturale. Les plus belles confusions sont posturales. 

Par exemple, je feinte haraï-goshi et en fait, je passe en o-soto et je projette le partenaire ! Pourquoi ça a marché ? C'est une question intéressante car si tu fais la même chose avec un débutant, il ne sera pas dedans ! Alors pourquoi ? Parce que c'est ton expérience qui te faire lire l'information. Un débutant n'a pas intégré de schéma...
Ça veut dire que quand on est dans une situation donnée, quelle qu'elle soit dans la vie, on réagit par rapport à un schéma préétabli : la personne a fait ça, c'est donc qu'elle veut faire ça. En fait, ce n'est pas forcément le cas ... ça peut être aussi un piège dans lequel on va tomber parce que ça correspond bien à la façon dont on voit les choses. 

On dépasse là un petit peu l'aspect du judo mais ça reste du Judo.
La meilleure façon de ne pas tomber, c'est de ne pas réagir, ce qui est difficile. C'est même peut être le plus difficile. Moi, dans mes premiers cours pour adultes, j'enseigne cela : l'attitude de uke.

POURQUOI COMMENCER PAR LE TRAVAIL DE UKE ?

SE METTRE AU SOL POUR NE PAS TOMBER

Prenons l'exemple des adultes débutants. Quand ils arrivent, ils ne connaissent pas la technique et se retrouvent avec une ceinture noire en randori. Là, c'est comme s'ils prenaient un joueur de tennis et qu'ils ne touchaient pas la balle. Sauf que la différence, avec le judo, c'est que tu risques d'être projeté.  Tu as quelqu'un, face à toi, pour qui le but du jeu, c'est de te faire tomber et toi, tu ne veux pas tomber. Du coup, tu vas passer en mode survie en essayant d'imaginer la façon dont tu peux t'arranger pour éviter de tomber, avec tous les mécanismes de peur parce que tu risques de te faire mal. Naturellement, on va arriver à la position la plus proche du quatre pattes parce que c'est celle avec le maximum de stabilité. D'où la question, c'est pourquoi ne se met-on pas tous à quatre pattes ? Il faut savoir que le Kosen judo, par exemple, a été inventé grâce à cette problématique. Oda Tsunetane qui s'est dit : « les gens du Kodokan sont trop forts debout, alors on va travailler au sol. ». Donc ils saluaient et allaient directement au sol : tu ne pouvais plus les faire tomber ! Ça a évolué vers le Jujitsu Brésilien qu'on connaît aujourd'hui.

LE COMPROMIS ENTRE L'ATTAQUE et LA DÉFENSE

Mais alors, pourquoi n'est-on pas tous à quatre pattes ? Parce que si effectivement la position instinctive, ce n'est pas la meilleure. 

Plus je suis bas, proche du quatre pattes, moins je suis en capacité d'attaquer, plus je perds en terme de mobilité et en gestion de l'environnement car je regarde le sol, je ne sais pas ce que l'autre va faire. Et si, dans cette position défensive, je me redresse tout d'un coup pour attaquer, l'information que j'envoie à l'autre est énorme !
Donc le judoka débutant doit comprendre que ce n'est pas cette position de quatre pattes qui va lui assurer la meilleure situation... Il doit apprendre à se redresser et trouver un compromis entre la position d'attaque et la position de défense. C'est ce qui est fondamental en judo.

Le secret des Japonais petits

Il y a aussi une façon très simple de pas tomber. C'est ce que font souvent les Japonais qui sont très petits mais que moi, je n'enseigne pas en position fondamentale car c'est très fort, donc une fois que tu l'as chopée, tu ne tombes plus mais tu ne travailles plus non plus du coup. Cette position, c'est celle que tu aurais si tu te mettais, les pieds écartés, face à un mur que tu repousses. Si tu es petit et que tu fais ça sur un plus grand, tu vas le pousser au niveau de l'abdomen avec tout ton poids, le centre de gravité très bas. Qu'est-ce que l'adversaire peut faire pour te faire chuter ?
Il ne peut pas aller vers l'arrière parce que tu as tout mon poids appuyé en avant sur lui. Donc, déjà, tout le panel des techniques arrières est impossible, il ne peut donc attaquer que vers l'avant.  Mais vers l'avant, il ne peut pas rentrer de techniques de grande amplitude, car comme tu le pousses constamment dès qu'il veut tourner, il est déséquilibré. Et les techniques comme seoi sont aussi très difficiles car il faudrait passer en dessous alors que Uke est petit et qui plus est, très penché.
Conclusion, être en position de déséquilibre en poussant le partenaire, c'est quasi invulnérable si on est petit. La seule façon de faire tomber, c'est en se décalant. Par exemple sur Hiza guruma. Mais comme c'est la seule possibilité, l'adversaire est au courant ! Par contre, l'inconvénient de cette position-là, c'est qu'on est soi-même très arc-bouté et on ne peut pas attaquer et dès qu'on relâche, on donne une info ! C'est pourquoi c'est une posture que je peux faire travailler mais pas en tant que position fondamentale. 

Commencer par apprendre à être stable

Ce que j'enseigne à mes ceintures blanches dès le premier cours, c'est comment faire pour se concentrer sur sa stabilité, comment la retrouver. Pour ça, on travaille sur les 4 façons de se déplacer en judo : ayumi ashi,  tsugi ashi, latéral, rotation. Et à chaque fois, on essaie de retrouver la position d'équilibre. Je leur explique que s'ils se concentrent sur cette stabilité, alors en 3 mois, personne ne pourra plus les faire tomber, même une ceinture noire. Je leur dis aussi que dans la réalité, ils vont quand même tomber si l'autre utilise plus de force ou plus de technique. Mais ça sera très difficile de les faire tomber parce qu'ils sauront se rétablir. Je leur explique enfin qu'à un moment donné, ils vont vouloir faire des choses et que leur adversaire va en profiter et c'est là qu'ils vont tomber et perdre. Mais sur tous les moments où ils seront concentrés sur cette stabilité, ils ne tomberont pas et l'intérêt de ça, c'est la confiance que ça procure.

Avoir confiance pour prendre des risques

Si j'ai confiance, si je sais que je peux être stable, je peux prendre des risques. Que fait le gamin qui marche puis tombe ? Il revient dans les jupons de sa mère ou de son père, il se stabilise à nouveau et il repart. Tant qu'il n'a pas confiance dans son équilibre, il ne va pas plus loin, il ne va pas essayer d'escalader. Pour ça, il doit avoir un minimum de confiance. S'il tombe tout le temps, ça ne va pas le faire.

Au judo, c'est pareil. Je ne vais pas commencer à faire des trucs dangereux pour moi si je n'ai pas confiance dans le fait que, à tout moment, je peux recouvrer mon équilibre. C'est fondamental.
Et si on va au bout du raisonnement, si je ne tombe jamais, je ne perds jamais. Il y a une interview  d'Ebinuma qui est passée sur l'Esprit du Judo où il explique qu'il pratique le "Uke renshu" : un travail où Tori essaie d'attaquer et de déstabiliser Uke qui lui n'attaque pas.

Le travail de Uke renshu

Ebinuma raconte qu'il fait ce travail avec Ono et que c'est horrible, parce qu'Ono, on ne peut pas le faire tomber. Ce n'est pas qu'il se défend, c'est qu'il n'est jamais en situation de déséquilibre. Il se rétablit tout le temps ! Même quand il est en l'air, il se rétablit. J'ai des vidéos que je montre à mes élèves pour qu'ils comprennent : il n'est jamais en déséquilibre.
Tu peux donc faire ce travail en yakusuku-geiko afin de te focaliser uniquement sur ton équilibre. Bien sûr, il y a des techniques que tu peux utiliser, ajouter, comme briser ou couper la force, esquiver, décaler...  

Sachant qu'au départ, il faut bien réaliser que faire chuter quelqu'un, c'est très compliqué. Comment fais-tu tomber un bloc de 80kg ? Je dis souvent, comme le pape Jean-Paul II (sourire) : "n'ayez pas peur !". La probabilité de tomber est faible parce que tout simplement, faire chuter quelqu'un bien planté sur ses deux pieds, c'est difficile.
Si, en plus, tu es conscient qu'on veut te faire tomber, on ne te surprend pas... Si tu connais un minimum de choses comme ne pas se mettre les deux pieds sur la même ligne mais avoir un pied avancé, se décaler un petit peu quand l'autre attaque, couper, briser... alors pour vous faire tomber, c'est hyper compliqué. À partir de ce moment-là, encore une fois, la confiance est arrivée et là, c'est la porte ouverte pour découvrir la technique, se lancer, risquer.

Savoir chuter 

Je dis "risque" mais en fait, si on a appris les chutes, on ne risque rien. C'est quelque chose de fondamental. Et je ne parle pas uniquement des chutes avant. 

Je fais faire plein d'autres chutes, dans tous les sens, pour être vraiment à l'aise, pour vraiment gérer son corps dans l'espace.
Depuis 40 ans que j'enseigne, je me suis aperçu, au fur à mesure, que cet apprentissage des chutes est vraiment fondamental, non seulement parce qu'on apprend vraiment à anihiler le choc mais parce que ça nous permet aussi de nous libérer complètement pour l'apprentissage de techniques.

La réponse d'Okano sur la meilleure position

Pour finir, c'est une question que j'ai posée à Okano quand il est venu au club et chez Maître Arbus, il n'y a pas très longtemps. Comme, en tant que champion toutes catégories du Japon, il avait combattu avec des lourds beaucoup plus puissants, je lui ai demandé : "pour vous, quelle est la position optimale, en attaque et en défense ?". ll a réfléchi, s'est mis au bord du tapis et a mis son pied gauche - je crois qu'il était droitier - sur la ligne, et a avancé l'autre pied pour avoir le talon au niveau des orteils, légèrement écarté. Il m'a dit :  "Ça c'est la position optimale en attaque et en défense. Je peux écarter si je veux,  je peux arriver très vite en jigotaï, je peux partir très vite en attaque, je peux tourner ... Cette position-là, ça va être la position dans laquelle je vais être le plus à l'aise, soit pour passer en attaque, soit pour passer en défense". Je pense que ça c'est véritablement une des choses importantes qu'il faut arriver à comprendre.

Apprendre à ne pas réagir 90% du temps

Je commence toujours la séquence de randori par ce que j'appelle « l'un attaque-l'autre esquive ». On va essayer de se retrouver dans la situation de retrouver son équilibre avec quelqu'un qui met une intensité pour attaquer. 

C'est donc un travail spécifique et c'est plus celui qui esquive qui travaille car l'autre n'est qu'une incitation à réagir... mais aussi une incitation à ne pas réagir ! Pourquoi ? Si les conditions de la chute ne sont pas réunies, s'il n'y a pas de déséquilibre, pourquoi réagir ? Si je réagis, je vais me mettre en danger. Or la plupart du temps, 90 % des mouvements ne fonctionnent pas, les conditions ne sont pas remplies. 

Regarde un combat, un randori : combien y a-t-il d'attaques pour combien de projections ?  Beaucoup de tentatives pour... 0,5 projection par randori ? On est en dessous de 1, malheureusement. Donc si tu apprends à ne pas réagir et qu'en plus, tu n'attaques pas, tu ne peux pas être en déséquilibre... C'est ce qui arrive, parfois, avec un beaucoup plus fort que soi, qui, simplement, te suit et ne fait... rien. C'est impossible de le faire tomber car on n'a aucune opportunité. C'est pour ça que je dis : "Ne vous compliquez pas, 80 % des attaques ne servent à rien."
Après, il reste 20 %, dont 10 % que vous allez pouvoir gérer simplement en vous décalant un petit peu, en poussant un petit peu, en vous reculant un petit peu. Ça suffit pour que Tori ne soit plus en bonne position. Si, au moment où vous faites quelque chose, il n'a pas réussi à prolonger un déséquilibre ou à faire une réaction, c'est foutu.
Il reste donc, au final, 10 %. Vous tombez ? OK, vous savez bien chuter...

Devenir un bon Uke... invulnérable.

Tout ce travail de Uke Renshu, "l'un attaque, l'autre esquive" permet de devenir ce qu'on appelle un "bon uke" parce qu'on prend une bonne attitude. Cela devient naturel de bloquer avec le ventre et être gainé pour que la personne puisse bien sentir le mouvement plutôt que d'être complètement cassé ou tout mou. "Uke" veut dire "celui qui reçoit" et non "celui qui subit". On part là sur une notion qui est quand même comportementale : le judo, c'est donner et recevoir, ce n'est pas « je subis, je suis passif » et l'autre qui est actif. Si je suis uniquement passif, si je me désintéresse du truc, déjà, je perds 50 % du temps de pratique, donc je ne suis pas dans l'optimisation, c'est à dire la meilleure utilisation de l'énergie. Et en plus, ça n'a aucun intérêt. Être uke, c'est une expérience : uke reçoit des sensations grâce auxquelles peut comprendre un certain nombre de choses, notamment cette notion d'invulnérabilité, notion qui m'est chère.
Quelle est-elle ? Il y a des gens, pas beaucoup heureusement, ou malheureusement plutôt, qui donnent la sensation qu'il est simplement impossible de les faire tomber. Quand on est face à ces gens-là, on a une sensation de faiblesse terrible, d'incompétence, d'impuissance parce qu'on ressent que la personne est totalement, constamment équilibrée. On se demande vraiment comment on va faire. C'est hyper démoralisant mais, en même temps, c'est extraordinaire comme sensation. Parce qu'une fois qu'on a senti ça, on se dit « bon, là, il y a du boulot ! ».

Comment travailler au dojo pour progresser ?

Faire uchikomi... ou pas ?

Uchikomi, qu'est-ce que c'est ? C'est un mouvement avorté sur lequel on va travailler le fait de se mouler au partenaire. En fait, on travaille juste une partie du mouvement, une partie du déséquilibre, l'entrée à l'intérieur. Mais la situation n' est pas celle qu'on va avoir dans la réalité. Il va falloir la recréer et ça, ça ne peut être travaillé qu'en déplacement. 

C'est pour ça qu'on a intérêt à faire les uchikomi avec un minimum de déplacement parce qu'on va pouvoir être plus proche de la situation réelle.
En statique, pour Tori comme pour Uke, s'il y en a un qui est pied avancé, c'est quasiment impossible de faire uchikomi. Si je suis comme ça, il va alors falloir que je me tourne, que je me décale pour retrouver les pieds de mon partenaire, face à moi, sur la même ligne. Et donc cela nécessite un minimum de déplacement.

Maintenant, à la question de savoir si on a intérêt à ne faire que des uchikomi en déplacement ou bien de garder une partie des uchikomi en statique, je n'ai pas vraiment de réponses. Quand je l'ai évoqué récemment avec un ami japonais qui est venu pour voir les Jeux Olympiques, le professeur de la -48gk, Tsunoda, il me disait justement : « Qu'est-ce que tu penses des uchikomi, Fred ? Est-ce que c'est utile ou pas ? Parce que comment fait-on uchikomi sur tomoe nage ? ». On n'en fait pas ! Les uchikomi sont valables dans certains cas et pas dans d'autres. Il y a des gens très forts qui ne font jamais uchikomi.

Faire nagekomi... une expérience totale

Malheureusement les gens font souvent des uchikomi parce qu'il n'y a pas de projection, c'est plus facile. Si on fait du déplacement avec projections, donc des nagekomi, il faut avoir des gens qui sont prêts à tomber donc de bons uke, avec une chute qui soit acceptée. Comment fonctionne le judo ? Le judoka est un chercheur qui fait des expériences abouties dont beaucoup ratent et beaucoup fonctionnent. Mais pourquoi est-ce qu'elles peuvent fonctionner ? Pourquoi est-ce qu'on peut répéter ? Est-ce que le boxeur qui travaille son uppercut peut le tester avec toi ? Au judo, l'expérience est totale car on peut chuter autant de fois que l'on veut, ce qui est une grande particularité. Je peux faire l'expérience, du début à la fin, qui me remet toujours dans les mêmes conditions de température et de pression. Je n'ai pas besoin d'arrêter mon coup de poing parce que Uke n'est pas un sac. Je peux me mettre en conditions réelles. Bon, bien sûr, si on supprime le tatami, c'est différent. C'est pour ça que le judo est efficace dans la vie de tous les jours. O-soto-gari, si je le fais sur le bitume, ça sera le même que celui du dojo, sauf que la conséquence ne sera malheureusement pas la même.

Au judo, c'est la preuve par 9

 Cette expérimentation est fondamentale et le judo la permet. La conséquence, c'est que le judoka est quelqu'un qui croit à la preuve par neuf : si j'avance quelque chose, il faut que ça fonctionne. C'est très utile dans la vie de tous les jours parce qu'il y a plein de gens qui vous expliquent que, si tu fais ça à ce moment-là, il se passe ça mais, dans la réalité, tu testes le truc, et ça fonctionne pas !

Au judo, ça fonctionne ou ça ne fonctionne pas, tu ne peux pas tricher. Tu vas jusqu'au bout. Kano disait ça aussi : "il faut réfléchir et puis agir résolument". On réfléchit, on met en place et puis on va jusqu'au bout. Si ça ne fonctionne pas, on réfléchit pourquoi ça ne fonctionne pas et on recommence. C'est même beaucoup plus riche que ça. La méthode est beaucoup plus riche que ça. 

Sous quelle(s) forme(s) faire ses uchikomi ?

C'est une question compliquée, surtout sur certaines techniques comme o-soto-gari par exemple, qui est un mouvement qu'on ne voit quasiment jamais sous sa forme fondamentale. Yamashita était un spécialiste de o soto gari. Un gars super fort qui le passait beaucoup en compétition. Regardez par exemple Angelo Parisi contre Yamashita : l'année précédente je crois, Angelo était champion olympique à Moscou, année où le Japon n'était pas présent. Il rencontre Yamashita l'année d'après pour la coupe Jigoro Kano et tout le monde regardait pour savoir qui allait passer. Ça n'a pas duré très longtemps. Yamashita l'a projeté sur o-soto-gari, ou plutôt sur o-soto-otoshi. Ce n'était pas la forme ken-ken car il était assez loin avec sa jambe d'appui posée. C'est quelqu'un qui, instinctivement, va faire une sorte de o-soto-otochi avec un pied gauche en recul (il était droitier) alors que pour o soto, il faut arriver, théoriquement, au même niveau. Ce n'est donc pas la même forme. 

Ono aussi fait ça. Alors que si tu lui demandes de montrer son o soto gari, comme j'ai pu le voir à Tokai, il le démontre de façon tout à fait classique, avec son pied avancé. Mais il soulève le partenaire en étant quasiment en déséquilibre arrière lui-même : il amène le partenaire vers l'avant pour faire comme une vague. Ça lui donne un élan, ça arrête aussi l'éventuel recul du partenaire parce qu'une des façons faciles d'éviter O soto gari, c'est de retirer la jambe et mettre de la distance en arrière. 

Donc en tirant le partenaire vers soi, Uke ne peut pas faire ça et il se retrouve suspendu en l'air. Là, on peut faire un o-soto-gari très puissant avec tout le poids du corps parce que, comme le partenaire voudrait bien aller en arrière pour éviter cette vague avant, il se met lui-même sur des ergots. Et là, un gars comme Ono n'a pas de pitié ! L'expérience est aboutie ! Sauf que tu as envie de lui dire que ce n'est pas ce qu'il fait en compétition ! La question, c'est donc le chaînon manquant. Pour arriver à l'o-soto-gari qu'il fait en compétition, est-ce qu'il faut travailler sur la technique aboutie ou est-ce qu'il faut travailler sur l'uchikomi de base qui va se transformer progressivement dans la forme ? La réponse, je ne la connais pas...  Mais c'est certainement comme lorsque tu apprends à écrire : le rôle du professeur, c'est de donner les éléments, c'est-à-dire les lettres pour former les mots. Une fois que les mots sont formés, forcément, l'écriture va se modifier mais les mots seront toujours là et le caractère de la personne va transparaître dans l'écriture de la même manière qu'il va transparaître dans la façon de faire du judo. "Montre-moi ton judo, je te dirai qui tu es". On sent tout de suite le type de personne qu'on prend ; si c'est un nerveux ou quelqu'un de flegmatique, il ne va pas du tout avoir le même judo ! Mais il n'y a pas de bon ou de mauvais judo.

L'importance de la répétition

Je travaille depuis 10-15 ans sur une méthode, dont je rêverais qu'elle soit, en quelque sorte une martingale. Parce que former les gens, c'est compliqué. Je change d'année en année et en ce moment, j'essaie de faire régulièrement, même sur des petites séquences, un travail de chute, un travail de Tendoku-renshu, un travail d'uchikomi, un travail de yakusuku-geiko, un travail de randori... Même si on n'a qu'une heure et demi, parce que l'important, c'est la répétition. Ça, c'est vraiment important de le comprendre. Lorsque les gens qui arrivent ceinture blanche me disent qu'ils ne vont faire qu'une heure par semaine, je leur dis que ça va être compliqué parce que les apprentissages ne vont pas se faire, ils vont oublier d'une fois sur l'autre. J'ai déjà pris des cours de danse avec mon épouse, on n'y allait pas régulièrement et ça a été impossible d'apprendre.

Trouver son spécial

Au début, je faisais comme mon professeur, Serge Videau, parce qu'on essaie toujours de faire comme son professeur. J'ai d'ailleurs eu beaucoup d'autres professeurs qui m'ont beaucoup apporté : les Japonais avec lesquels j'ai beaucoup travaillé, Kyoshi Murakami qui est devenu mon entraîneur quand je suis rentré en équipe de France et avec qui j'ai beaucoup travaillé. Mais celui qui m'a montré les bases, c'est Serge Videau. Quand je l'ai connu, c'était un spécialiste des seoi nage. Alors moi, pour faire comme lui, j'essayais aussi mais j'étais un grand échalas et je me cassais le dos ! Au premier ou deuxième tour du championnat de France, je ne sais pas ce qui m'a pris mais j'ai mis la jambe, j'ai tourné un peu n'importe comment et le gars a pris une gamelle d'enfer. Je suis sorti de là et j'ai fait « wouah, c'est trop top ce truc ! » et là, j'ai commencé à travailler ça. Comme ça marchait très très bien, je me suis focalisé là dessus. 

Le judo en cercle

Je me suis spécialisé sur Ashi guruma en cercle. Rétrospectivement, c'était sans doute une erreur car je ne me suis pas ouvert à d'autres choses : mon professeur me disait souvent, par exemple, d'essayer de travailler à gauche... mais comme je savais que l'autre allait partir dans mon cercle, je ne prenais pas la peine de changer ! C'est toujours l'avantage et le risque : quand on a un truc qui marche bien, qu'on est gamin, on le fait à toutes les sauces. En même temps, on devient très fort là-dessus, c'est addictif parce qu'on dit : « Wahou, le nombre de gamelles que j'ai mises, c'est trop fort » donc on se focalise là-dessus. Mais il arrive un moment où ça ne suffit pas, il faut essayer de trouver autre chose.

L'efficacité dans le judo avec une ou plusieurs techniques ?

Le but du judo, c'est l'efficacité. Si je suis sûr de mettre un Uchimata, pourquoi je vais aller chercher autre chose ? Après, en situation extrême, je vais aller essayer de faire autre chose... d'où l'importance de le travailler quand même à l'entraînement. J'avais un copain qui s'appelait Yoshitaka et qui était l'alter ego de Koga. Ils étaient très forts tous les deux. On ne connaît pas Yoshitaka mais c'était un compétiteur incroyable. Il a pris Swain, par exemple, qui était champion du monde et lui a mis deux wazari en 4 minutes. C'était un gars incroyable et tous les deux, avec Koga, étaient au touche à touche. Aucun d'eux ne pouvait être plus forts que l'autre, un peu comme aujourd'hui entre Abe et Maruyama. Ils se sont retrouvés à faire un test match pour savoir qui allait aller aux Jeux et tous les deux faisaient seoi nage donc c'était impossible qu'ils se fassent chuter. À un moment, en fin de combat, il n'y avait rien du tout ... et Yoshitaka fait uchimata : Koga est monté en l'air, un truc de fou, et l'a contré ! Il a fait un tel grand écart qu'on se dit qu'il va se prendre une gamelle terrible mais c'est l'autre qui est tombé. C'est comme ça que Koga a été sélectionné. Stabilité, capacité d'adaptation au millième de seconde. Il était en l'air ! Mais tout ça pour dire que Yoshitaka ne faisait pas uchimata habituellement ! Je ne l'avais jamais vu faire uchimata ! C'était une surprise incroyable !

Pour ma part, je faisais mon ashi guruma en cercle uniquement en nagekomi. En uchikomi, ce n'était pas possible. Lorsque j'ai commencé à penser à faire d'autres techniques, j'avais quasiment arrêté la compétition... C'était donc un peu trop tard. Cela dit, les autres techniques, je les connaissais. Mais je ne me voyais pas les faire en compétition. J'ai fait un peu ashi guruma à gauche parce que, face à des droitiers très décalés, autant le faire à gauche. Ça marchait un peu... mais pas suffisamment. Je n'ai pas assez poussé, par exemple, vers Hiza guruma que je fais beaucoup aujourd'hui, aussi parce que je suis moins rapide à tourner. Mais à l'époque, je ne le faisais quasiment pas.

La question du kumikata et le but du judo

À mon époque, il n'y avait pas de problème de kumikata, les gens prenaient le kumikata. Cela dit, forcément, la question se posait. 

Moi, par exemple, j'avais un kumikata prépondérant on va dire. Donc si le partenaire se focalisait sur le fait que je ne puisse pas mettre ma main par exemple, je ne faisais pas le mouvement. Mais comme il se focalise là-dessus, il ne fait pas de mouvement non plus. Et la problématique, ici, c'est qu'on va finalement se focaliser, essentiellement et malheureusement, sur la manière de ne pas tomber, de façon à empêcher l'autre de travailler.

Quelqu'un comme Niel Adams le dit clairement. C'est même l'un des premiers à avoir fait un bouquin sur le kumikata, parallèlement à la série vidéo sur fighting films qui aborde de nombreuses autres thématiques aussi. Il disait : « Quand je suis arrivé au Japon, je tombais et c'était tellement rapide, tellement compliqué pour moi de gérer que je me suis dit que si je pouvais les empêcher de prendre leur kumikata, ils ne me feraient plus tomber. » Et effectivement, pour avoir, à l'époque, fait pas mal de randori avec lui quand il était à l'INSEP, c'était très difficile de prendre le kumikata. Peut-être qu'il ne s'en souvient pas mais moi je m'en souviens bien ! C'est un des premiers contre qui c'était très difficile de prendre le kumikata s'il ne voulait pas, bien que ce soit un très grand judoka aussi en technique. C'était très frustrant parce qu'on ne faisait pas de judo ! À l'époque, on n'avait pas cette notion-là. Mon prof m'a toujours dit : « le but n'est pas d'empêcher l'autre de saisir, le but, c'est de le faire tomber. » On apprenait à contrer, à gérer mais pas à empêcher de saisir. Si tu empêches la saisie, il n'y a pas d'expérimentation : tu coupes, tu bloques le cycle d'apprentissage. Terminé. 

LA SÉCURITÉ ET LA PEUR DE L'EXPÉRIENCE

Il faut aussi voir que le fait d'empêcher l'autre n'est pas forcément la meilleure situation pour moi. Je l'ai empêché de prendre mais est-ce que c'est une bonne situation pour moi ? Ce n'est pas évident. De plus, comme je coupe l'expérimentation, je me mets dans une position « de sécurité ». Mais la sécurité engendre la peur. Pourquoi ? Justement parce que je n'ai pas l'expérience de ce qui risque d'arriver. Je perçois juste que c'est dangereux et que je ne dois pas faire ça ou ça... Je suis donc dans la peur de l'expérience. Comment puis-je progresser en étant dans la peur de l'expérience ? Ce n'est pas possible. ! Alors que si je suis tout le temps dedans, peut-être que je vais beaucoup tomber mais il va arriver un moment où je ne vais plus tomber et je ne serai pas non plus dans la peur. Encore une fois, il faut réfléchir à l'objectif du judo : si c'est de passer 4 minutes à ne pas se saisir, ce n'est pas du tout plaisant et on ne va pas faire chuter le partenaire alors que c'est quand même le principe.

En réalité, la finalité du judo, c'est celle qu'a énoncé Kano lorsqu'il a dit que c'était une formation physique, intellectuelle et morale. Quel est le rapport entre le fait de prendre quelqu'un et le faire chuter et une éducation intellectuelle, physique et morale dont on nous rebat les oreilles ? Tu vois un rapport, toi ? Moi, dit comme ça, je n'en vois pas. Pourquoi aller faire tomber quelqu'un ?

Que se passe-t-il pendant le randori ?

Expérimenter "pour de vrai"

Il y a l'éducation de la volonté, c'est vrai. Mais on a surtout parlé d'expérimentation complète, ce qui est exactement ce qu'il se passe dans la vie. Prenons le randori, créé par Kano parce qu'à ma connaissance, ça n'existe pas dans les arts martiaux. Un randori de boxe, ce n'est pas terrible, un randori de karaté, oui et non, parce que si je fais vraiment les coups, si j'ai une expérimentation totale, je change de partenaire assez souvent ! Au judo, on peut faire l'expérimentation totale avec le randori parce que, encore une fois, on est sur un tapis qui absorbe les chutes. Au travers de ça, qu'est-ce qu'il se passe ? Avant, après, ou même pendant le randori ?

... avec une stratégie en amont...

Si je décide de faire randori avec une personne qui est plus faible que moi, ça va bien se passer. Mais s'il est plus fort, ça risque de me poser un problème. Je le prends tout le temps, je n'y arrive pas, il me fait tout le temps tomber… Alors qu'est-ce qui va se passer ?  Je vais réfléchir à une stratégie avant l'épreuve. Je sais qu'il fait peut-être seoi ou uchimata donc je me prépare psychologiquement, intellectuellement parce que j'aimerais bien que cette fois, ça ne soit pas encore le cas. On est dans un travail mental. J'arrive, je salue. Qu'est-ce que je fais quand j'ai salué ? Quelle information je donne ? Celle qui indique que je suis prêt à expérimenter, dans un contexte donné, avec des règles données.

... Dans des règles bien définies...

On est bien d'accord sur ce point : pas de coup de boule, on arrête au maté et même si tu es plus fort, tu me rends mon corps dans l'état où je te l'ai prêté ! C'est ça le randori. C'est ce que j'essaie de dire aux enfants. Souvent, il y en a qui sont très forts et ils prennent les autres pour les projeter dans tous les sens. Je leur dis : « toi, tu ne vas plus avoir de copains ! ». L'autre jour, il y en a un, super mignon, qui m'a répondu « mais je n'ai utilisé que la moitié de ma force ! ». Oui, mais même là, c'est trop ! "Utilise 10 % !" Donc déjà, on est d'accord sur un contexte donné.

... C'est le corps qui parle...

On s'est mis en place une stratégie dans la tête et le combat commence… et là, la stratégie vole en éclat parce qu'il ne se passe pas du tout ce que j'avais prévu. Alors le mental part et c'est le corps qui répond : je suis en pure réaction, pure adaptation à l'environnement, à ce qui va se passer, à la tempête qui me tombe dessus. Je vais devoir gérer le partenaire, je vais devoir attaquer, esquiver, feinter, contrer... 

 Si on se remet la ceinture, je vais devoir réfléchir vite fait à un petit truc que je vais pouvoir faire... Et je vais prendre aussi du plaisir, et puis je vais jouer ! Et à la fin, il y aura un gagnant et un perdant. Bon, en principe, en randori, il n'y a pas de gagnant et de perdant, mais on ne va pas se mentir, il y en a un qui fait chuter. Il y aura des moments où j'aurai fait des trucs super et d'autres moment où je n'aurai rien fait. On arrête, on sort de ce randori et là, le mental reprend le dessus.

... pour une expérience extraordinaire.

Qu'est-ce qui s'est passé ? On se met à analyser, si on y arrive... parce que, forcément, on a du mal, c'est allé vite mais le professeur est là pour ça: "Tu aurais dû ... Tu as vu à un moment … Pourquoi es-tu tombé ? Qu'est-ce qui s'est passé ?". Un peu de de feedback sur le truc et ça devient une expérience extraordinaire. Tu imagines l'expérience d'intelligence émotionnelle que tu as eue ? C'est un truc de fou. Il y a peu d'activités qui permettent cette réflexion au début, cette synthèse à la fin, l'acceptation de l'autre, l'acceptation du contexte, la prise de risque ou pas, au bon moment ou pas, ce dialogue avec l'autre…

Multiplier les expériences réussies de ippon

Maintenant, je fais la même expérience : je salue mais tu ne me touches pas. Tu mets la main,  je te la retire. Elle devient quoi l'expérience ? Ce n'est plus du tout la même histoire, on perd beaucoup car il ne se passe rien. Tu débriefes comment sur rien ? Tu as perdu l'occasion de faire une expérience et en plus, le problème, c'est que tu n'as pas eu l'expérience ultime qui est de projeter. Parce que le but du jeu, c'est ça. Et c'est là que c'est marrant. Ce n'est pas marrant parce que tu n'es pas tombé... Il n'y a pas de championnat du monde de "pas-tombé". Il y a un championnat du monde où tu fais tomber. C'est un calcul que je donne quand je fais un peu de formation auprès de jeunes professeurs : 0,5 ippon par combat, à raison de 5 combats par séance pour un gamin, ça lui fait 2,5 à 3 ippon par séance. Si on compte 2 séances sur la semaine, ça lui fait donc 6 ippon. Sur 30 séances, une centaine de ippon. Imaginez qu'au lieu de faire un ippon, le gamin fait 2 ippon par randori. Voyez-vous la différence à la fin de l'année ? Et sur 10 ans ? C'est très simple, regardez les Japonais : ils sont sur le tatami quatre fois par semaine et à chaque randori, ils font tomber deux ou trois fois le partenaire parce qu'ils saisissent tout de suite, et ils projettent. Ils ont cette expérience-là et, au bout de 15 ans, il y a un facteur 100 ! On n'est plus dans la même cour ! Ce n'est pas que c'est extraordinaire, c'est juste qu'on s'est posé la question de l'objectif. Si mon objectif, c'est de faire ippon, il faut que j'ai des expériences réussies de ippon. Comment je peux réussir à projeter une personne si je n'ai jamais expérimenté, ou si peu, le fait d'y arriver. C'est pour ça que j'adorais faire mon mouvement parce que, à chaque fois, j'avais une expérience positive et donc plus je le faisais, plus ça devenait automatique. Imagine, si tu l'as fait 30, 40, 50 fois même 100 fois seulement dans une année, c'est très peu ! 

Entendre le bruit des chutes

Pendant les randori, si je n'entends pas tomber, c'est qu'il y a un problème. Qu'est-ce que vous êtes en train de faire ? Vous ne faites pas du judo puisque vous n'êtes pas en train de projeter. 

Si un gamin ne projette pas, il va arrêter. Parce que ce qu'il faut bien comprendre que pour un jeune, projeter l'autre, c’est-à-dire le faire passer par-dessus sans effort, c'est se sentir Superman. Même pour un adulte, on adore ça, c'est une sensation de folie. C'est addictif au possible. Si tu dis juste à ton gamin : « c'est super tu n'es pas tombé », pour le motiver à revenir sur des années, ça va être compliqué ! Cette notion d'expérience réussie est une condition sine qua non pour pouvoir prendre du plaisir, pour pouvoir revenir. C'est fondamental.

Il y a toujours une façon de travailler

Pense que c'est comme une chaine car il y a toujours une personne qui est plus forte que toi et qui va donc avoir une expérience positive avec toi mais toi, tu vas avoir une expérience positive avec quelqu'un sur qui tu vas pouvoir passer ta technique. Donc c'est une chaîne vertueuse. Ce que je dis aussi, c'est que uke peut faire un travail sur le fait de ne pas tomber tout en acceptant le déséquilibre. C'est hyper formateur et hyper difficile. Quand une ceinture noire me dit que tel partenaire est trop faible, je lui dis de se mettre sur une jambe et d'essayer de gérer sur une jambe. Bien sûr, il me dit : "mais je ne suis jamais sur une jambe !" et je lui réponds : "oui, tu ne prends pas de risque ! Mets-toi sur une jambe ! Ou alors ne mets pas ton bras droit là...". Il y a toujours une façon de travailler. Et c'est ça qui est intéressant. Si tu es au basket et que le gars fait 2m50, tu ne touches pas la balle et tu ne toucheras jamais la balle, c'est sûr.  Mais au judo, s'il fait 2 mètres, tu passes dessous... Il y a toujours une façon de travailler, c'est ça qui fait la richesse du judo. Tu n'es pas lié à un corps identifié.

LE judo au Japon

Le Japon évolue beaucoup aussi car les jeunes regardent beaucoup Internet et, de plus en plus, ils essaient de calquer ce qui se fait en France ou à l'étranger ou en Europe. Je suis allé avec Patrick Roux, Yves Cadot et Hiroshi Katanishi faire un beau périple dans différentes universités du Japon au mois d'avril dernier et j'ai été hyper déçu. On est allé dans le lycée des Abe et en fait, c'est un judo très dur ! Impossible de prendre la garde. Ils sont vraiment durs au niveau des saisies et là, on s'éloigne beaucoup du judo originel. Cela dit, il ne faut pas oublier qu'ils ont une base judo aussi. Donc si vous donnez le kumikata et que vous les laissez rentrer, là, ça devient très chaud, parce que les techniques sont propres. C'est pour ça que si vous n'êtes pas de haut niveau, ça n'a aucun intérêt parce que vous passerez votre temps à ne faire que du kumikata et vos doigts seront complètement pétés.
À mon époque, ce qu'on ressentait vraiment au Japon, c'était une liberté d'action. Je n'aurais pas fait 2 heures de randori si ça avait été comme ça. Même eux, ils ont réduit leur temps parce que c'est trop fatiguant et ça devient dangereux au bout d'un moment.

Le judo : le choix de la faiblesse

Le fait de se placer dans la durée répond à la question de savoir comment, avec des gens hyper durs, tu peux leur faire comprendre qu'il faut l'être moins. Déjà, ceux qui font de manière très dure ne peuvent pas pratiquer longtemps. Ils sont épuisés et en concluent... qu'ils doivent travailler leur cardio. C'est une course sans fin. Kano a quand même expliqué que le judo, pour reprendre la thèse de Yves Cadot, c'est le choix de la faiblesse. Ça veut dire que, si j'ai quelqu'un qui est plus fort que moi, j'ai deux possibilités. L'instinctive, c'est de devenir plus fort que lui pour pouvoir le battre. Si, sur une échelle de 1 à 10, je possède 10 de force et mon adversaire donne 5 alors, si moi, je monte à 6, je le bats. Mais, en faisant ça, j'ai utilisé une grande partie de mon énergie. Qu'est-ce qui se passe si j'ai une autre personne qui vient après, est elle-même à 5, alors qu'il ne me reste que 4 ? Je suis foutu. Ce n'est donc pas la solution. La deuxième possibilité, celle de Kano, c'est de n'utiliser que 1 sur 10. Mais comment gagner en n'utilisant qu'un dixième de sa force ? 

La réponse consiste à mettre la personne dans une situation de faiblesse dans laquelle elle ne  puisse pas exprimer sa force. Sur le plus colossal des colosses, il suffira d'un doigt pour le faire tomber s'il est sur un seul talon. Et là est le but : si je fais ça, je vais pouvoir ré-initier, répéter le combat plein de fois. C'est pour ça que je dis que l'un des problèmes actuels, à mon avis, c'est que les gens fonctionnent sur le cardio. Qu'est-ce qu'ils vont faire ? Ils vont aller au Golden score, vont faire 10 minutes sur un premier combat, un deuxième combat et s'ils passent au troisième combat, la pile est morte, c'est clair. Surtout s'ils ont un gars de l'autre côté qui, lui, est resté 10 secondes sur le tapis ! C'est pas les deux mêmes carrés en demi-finale !

Comment vieillir en judo ?

Ce qu'on dit là est vrai en compétition mais c'est aussi encore plus vrai dans le judo de tous les jours parce qu'on n'a pas des capacités physiques illimitées… Et si on veut placer le judo dans la longévité, il faut quand même pouvoir s'entraîner toutes les semaines, potentiellement presque tous les jours, sans avoir à récupérer 3 jours après chaque séance. Et si tu veux en faire à 40 ou 50 ans, avec le phénomène de vieillesse, comment fais-tu pour rester à ton niveau ? 

C'est ça, la question. Et la réponse, c'est de maximiser son efficacité. J'ai constaté plusieurs paliers : jusqu'à 30 ans, tu as force et vitesse ; vers 40 ans, tu perds pas mal de force mais tu as encore de la vivacité ; vers 50 ans, tu perds les deux. Alors, par quoi compenser ? Le timing. Être au bon moment, au bon endroit, avec la bonne action. Et là, tu vas gagner en efficacité. Tu n'auras plus besoin de tirer comme un malade parce que ça ne passe pas, parce que le déséquilibre n'est pas super.

Mifune et le placement parfait

Mifune, un des élèves de Kano, a une vidéo qui tourne sur internet. Il montre ce qu'il fait à 60 ou 70 ans. Souvent, en voyant cette vidéo, les gens disent que c'est bidon parce que l'autre se laisse faire. Je réponds qu'effectivement, c'est vrai, il n'y a pas d'opposition réelle parce qu'il a 70 ans et qu'il prend des gens qui font 100 kilos… Je connaissais l'un de ses élèves, Maurice Gruel, qui, à l'époque faisait 120 kg donc forcément ! Mais, là, il réussit tout de même à placer kata guruma ! Lui, à 70 ans, qui pèse à peine 60 kg ! Comment fait-il ? Vas-y, montre-moi. Prends un partenaire qui fait 2 fois ton poids et montre-moi kata guruma. Si tu n'as pas le placement parfait, c'est foutu, c'est impossible, tu t'écroules complètement. Donc : timing, placement. 

D'autre part, même s'il pouvait placer kata guruma parce qu'il le faisait vraiment très bien, il faisait, en fait, très peu de projections de type seoi nage ou hane goshi. Pourquoi ? Parce que même si tu as le placement, tu ne supportes plus le poids de l'adversaire. Tu n'as plus la force. Il faisait donc beaucoup de sutemi. Beaucoup plus que ce qu'on voit d'habitude. 

La force des sutemi

Perdre l'équilibre et utiliser ton poids, tu peux toujours le faire. Même à 80 ans, tu peux perdre l'équilibre et utiliser ton poids. Tu n'as pas besoin de tirer. C'est, pour moi, encore un axe de progression. Comment je peux faire tomber, simplement, en utilisant mon poids, au bon moment ? Si je fais Sumi otoshi par exemple, ça ne peut se faire que sur un déséquilibre. Lui, c'était son spécial. Personne ne comprend comment il arrivait à faire ça. J'ai essayé plein de fois, c'est très compliqué. Il faut arriver à mettre quelqu'un sur une position d'instabilité extrême, simplement en fixant son poids sur un point précis, grâce à mon poids. Et après, une seule petite pichenette permet de le faire tomber. Kano dit qu'en théorie, s'il met son bâton d'encre sur un coin, en « mort en sursis » comme il dit, il lui suffit d'une simple pichenette pour que ça parte. Mais il dit aussi que c'est très difficile d'arriver à ce point. Disons que la théorie est là. Et c'est à l'aune de cette théorie qu'il faut juger tous les mouvements, bien sûr. Le ippon d'haltérophile ça ne m'intéresse pas... Je fais pareil avec un poussin : je le prends, je le soulève, je le mets sur le dos et voilà, je fais pareil.

Faire les choses autrement pour une éternelle jeunesse

Ça fait réfléchir aux façons de fonctionner différemment. En fait, le judo te propose une éternelle jeunesse. Disons que c'est encore une autre façon de vieillir, une autre façon de faire. Si tu définis la vieillesse comme l'incapacité à faire un certain nombre de choses que tu pouvais faire avant, avec le judo, tu peux te dire que simplement en augmentant l'efficacité, tu peux arriver à faire la même chose, d'une autre façon. C'est une proposition qui peut aussi s'adapter à la vie de tous les jours : si je coupe du bois à 20 ans, je prends la hache comme un malade. Si je veux faire les mêmes bûches maintenant, je réfléchis à la façon dont je vais taper. Je peux mieux me placer pour ne pas me faire mal au dos mais en même temps, je ferai le même nombre de bûches. Où est-ce que j'ai vieilli ? Je n'ai pas vieilli, j'ai juste changé ma façon de prendre la masse. Si tu adaptes ça d'une manière générale, si tu réfléchis à ça dans ta vie quotidienne, il y a plein de choses qui te paraissaient peut-être devenir impossibles et qui sont, en fait, possibles. Mais il faut réfléchir à la façon dont tu les fais.  Donc, là encore, le judo, c'est beaucoup plus que simplement une expérience de baston sur le tapis. Ça va au delà et c'est sans fin. 

Tu pousses une porte qui entre dans une salle et il y a une autre porte au bout, c'est un truc qui n'en finit pas. Parce que tu n'es jamais à 0,1 d'énergie alors que tu en as 10. Tu peux toujours t'améliorer parce qu'en fait, à partir du moment où tu as quelque chose, tu vas vouloir l'utiliser :  si j'ai de la force, je l'utilise. Je vais me poser la question de ne plus l'utiliser que lorsque je n'en ai plus. C'est pour ça que le judoka est écolo aussi : est-ce qu'il a besoin d'utiliser tout ça alors que, concrètement, il pourrait faire la même chose avec beaucoup moins ?

Le judo : "plus qu'un sport" mais pourquoi ?

Une histoire récente 

Il y a un dernier sujet sur lequel j'ai pas mal réfléchi : ce « mantra » qui est de dire que le judo, c'est plus qu'un sport. Pourquoi ? C'est quoi alors ? On dit que c'est une formation physique, intellectuelle et morale mais n'est-ce pas le cas des autres sports ? Même au niveau histoire, beaucoup de sports en ont une beaucoup plus riche que la nôtre qui ne débute qu'à la fin du 19ème siècle... Ce n'est pas si vieux que ça. 

En fait, je pense que c'est justement parce que le judo est récent et que ça a pu être expliqué par Jigoro Kano dans ses écrits. Il a pu expliquer en quoi c'était plus qu'un sport. D'ailleurs, ça n'était pas exactement un sport. Quand Kano a créé ça, il s'est appuyé bien entendu sur les jujistsu anciens qui avaient pour vocation d'être des arts martiaux. Mais il en a fait quelque chose qui n'est plus un art martial : il a fait une éducation. Et quand il a créé cette éducation, il ne l'a pas créée en la dérivant soit purement et simplement de techniques de combat, soit purement et simplement d'un jeu.

Qu'est-ce qu'un sport ?

Parce que qu'est-ce qu'un sport ? À la base, c'est un jeu auquel on ajoute des règles et ça devient un sport. La finalité est juste sportive. C'est un jeu auquel on a mis des cages pour taper dans un ballon, avec un gagnant et un perdant. Lui n'a pas réfléchi comme ça. Il a commencé par faire l'expérience des arts martiaux avec l'objectif qui était de devenir plus fort et pouvoir en découdre avec les gens qui lui posaient problème. C'était ça, son objectif à la base. Il le dit très clairement, c'est pour ça que c'est intéressant d'avoir les textes. 

Là, il s'est aperçu, divine surprise, qu'il devenait plus fort mais aussi qu'il changeait, qu'il évoluait personnellement. Il ne voyait plus les choses de la même façon, il n'était plus aussi colérique. Il s'est aperçu, en fait, que la pratique modifiait l'individu et donc il a créé une activité avec pour objectif de modifier l'individu et non pas de gagner ou de perdre. D'ailleurs c'est pour ça que je dis que le ippon est un moyen.

Passer par le corps pour transformer l'esprit

L'aspect sportif de l'activité judo, c'est un pouième. Tout le reste, c'est une formation du corps et de l'esprit. Plutôt que formation physique, intellectuelle et morale, moi je parle de formation d'intelligence émotionnelle. C'est plus dans cet esprit-là qu'il l'a fait. Il dit qu'au travers du judo, on développe la faculté de s'adapter, on développe la mémoire, l'imagination, la capacité de synthèse, le langage parce que j'échange avec mon professeur, je lui pose des questions à travers le mondo, etc. 

Et donc je développe des facultés qui relèvent plus de l'intelligence émotionnelle et c'est mon objectif. Je le développe au travers de techniques, d'une pratique et c'est là où c'est génial : c'est que c'est une discipline qui a pour objectif une formation mentale, une éducation psychologique qui passe par le corps et non pas l'inverse. Souvent, dans une vision occidentale des choses, on va se dire : « je comprends d'abord, priorité au cerveau ». Là, on traverse, on passe par le corps, c'est lui qui va modifier l'esprit. Tout, encore une fois, doit être mesuré à cette aune-là.

Le problème des nouvelles techniques dangereuses

Ce qui m'énerve quand je vois les nouvelles techniques qui sont mises en place, c'est que je me demande quel est l'objectif.  Bien sûr la plupart des techniques peuvent être efficaces, c'est le cas du seoi inversé par exemple. Mais c'est dangereux parce que très souvent, quand c'est mal fait, on tombe sur la tête et il n'y a aucun moyen de parer le truc, aucun moyen de chuter parce que tu te retrouves avec les bras croisés donc la tête tombe et tu ne peux rien faire. Donc quel est l'objectif ? Il faut toujours juger sur la finalité. Ce n'est pas pour rien que Jigoro Kano a supprimé toutes les techniques dangereuses de l'époque, ce n'est pas un hasard. C'est parce que ça ne participe pas à l'amélioration de l'homme, de l'enfant. Alors je veux bien qu'on en rajoute, mais qu'on ne dise pas : « c'est super parce qu'il tombe sur la tête ». Maintenant les wazari qu'on voit, tu tombes sur le côté, sur l'acromion, et il faut 6 mois pour s'en remettre.

Combien de champions pour combien de pratiquants?

Ça, ce n'est pas vraiment expliqué aux professeurs. On est dans l'idée qu'il faut performer, avoir des champions, alors que dans la réalité, combien y a-t-il de champions ? Regarde déjà le turnover : Dans un « mauvais » club qui ne sait pas fédérer, 60 % à 70 % des élèves seront des nouveaux chaque année. Même dans un bon club, 40 % d'enfants ne vont jamais se réinscrire. Si je perds un élève sur deux, combien vont arriver à être ceinture noire ? Il faut vraiment se mettre dans cette idée que si je veux amener mes élèves loin, je dois me poser la question de la finalité des choses. J'aime bien, en début d'année, faire venir les parents qui veulent, et leur dire : « C'est super, vous avez inscrit votre enfant mais pourquoi ? ». Les réponses sont classiques : parce qu'il est trop turbulent, parce qu'il y a les valeurs, le respect … Et effectivement, la première chose qu'on va travailler chez votre enfant, c'est qu'il va se retrouver avec les autres. Et surtout, il va devoir se concentrer, ce qui est hyper difficile pour un enfant. 

Les compétences pour la vie professionnelle

Les enfants qui ne réussissent pas en classe, c'est parce qu'ils ne sont pas concentrés. Leur capacité de concentration est nulle. Tous les psychologues le disent. La capacité d'attention, c'est le poisson rouge qui tourne dans un bocal une fois puis qui fait autre chose. Si votre enfant peut « subir » un cours de judo, c'est déjà énorme. Pourquoi ? Parce que c'est l'ordre et le désordre, constamment. C'est-à-dire que je ne vais pas lui demander d'être assis sur une chaise et de m'écouter. En revanche, je vais lui demander instantanément de revenir se placer et de mobiliser son attention pour un très petit laps de temps et ensuite, il va pouvoir être totalement libre pour faire son expérience avec l'autre. Mais quand je vais frapper dans les mains, il va devoir revenir. Il va faire maintes fois cet aller-retour de concentration et de libération d'énergie. S'il peut faire ça à 6 ou 7 ans, l'école, ce sera tranquille. Après, posez-vous la question : qu'est-ce que vous avez appris durant vos études qui vous sert dans votre vie professionnelle ? Vous avez besoin de l'histoire, de la géo, des maths ? Un peu, peut-être ... Mais ce dont vous avez besoin, c'est de savoir discuter avec un autre, savoir communiquer avec un supérieur, quelqu'un plus fort ou moins fort, ou inférieur. Est-ce que vous n'avez pas besoin d'avoir de la volonté face à l'adversité ? On parlait des chutes. Leur principal intérêt, c'est de se relever. Je suis tombé parce que la vie est composée d'échecs et je me relève. Je vais être au chômage, comment je fais pour me relever du chômage ? Les capacités dont vous avez besoin quand vous êtes dans votre vie professionnelle, ne les cherchez pas en classe. Pour la plupart, vous les trouverez ici, au dojo, sur le long terme et à condition que le judo soit bien pratiqué. C'est-à-dire que, par exemple, on autorise une expérimentation complète : on fait des vrais mouvements avec un ippon. Si on fait la méthode de manière correcte, l'évolution sera correcte. 

J'ai horreur qu'on parle de judo-loisir. Il n'y a pas de judo-loisir et de judo-compétition. On a l'impression d'avoir, d'un côté, des gens qui font une sorte de taïso, des petits trucs un peu mous et puis, de l'autre côté, il y a les mecs qui bastonnent... Il y a un judo qui est proposé et il faut le faire le plus correctement possible. À ce moment-là, les bénéfices sont énormes et peuvent durer toute une vie.

Transmettre

Des passages de grades pas conventionnels

J'ai vu tes autres interviews et d'ailleurs merci pour le boulot fait sur Secrets de Judokas. J'ai écouté Kilian Leblouch, Frédéric Bourgoin ; c'est très intéressant aussi d'entendre leur vision. J'ai écouté pas mal de trucs et c'est amusant parce que Frédéric Bourgoin, qui est formateur, a une méthodologie de passage de ceinture qui n'est pas du tout conventionnelle. Je suis tout à fait dans la même approche aussi : individualiser les choses et ne pas les remettre avec un timing précis. Ce n'est pas un truc qui est diffusé et c'est dommage parce que je trouve ça génial, ça a vraiment du sens, je pense que c'est super important. J'aimerais bien, à l'occasion, échanger avec lui là-dessus parce que je pense que ça devrait être comme ça. Si tu lis Piaget, il évoque aussi bien entendu ce type d'évaluation où c'est l'enfant qui s'auto-évalue. 

Il peut aussi, d'ailleurs, y avoir une évaluation entre eux : tu vois un petit ceinture blanche à un liseret jaune, en autonomie, qui apprend aux ceintures toutes blanches à faire leur noeud...  C'est passionnant parce que dès 5 ou 6 ans, l'enfant doit verbaliser ce qu'il sait faire afin de transmettre aux autres.


Des relations d'entraide

Regarde comment les relations fonctionnent : au départ, c'est descendant entre le professeur qui enseigne et l'élève. Et puis, tout de suite, le couple se met dans une relation d'entraide où l'un connaît quelque chose qu'il va  transmettre. C'est extraordinaire.
J'ai un très bon ami, au Japon, qui est allé beaucoup plus loin puisqu'en fait, il fait du soutien scolaire avec ses élèves de judo et donc le tatami se transforme en salle de classe. C'est incroyable ! Une fois le judo terminé, en l'espace de 5 minutes, il bascule avec des tables, des chaises, un tableau et il fait du soutien scolaire. Et là, ce ne sont plus du tout les mêmes rapports parce que le gros super balaise qui était très fort, il ne comprend rien en maths. Et il y a l'autre qui lui explique. C'est d'une richesse incroyable en terme d'éducation à la vie. Il cumule tous les bénéfices de la chose, il va jusqu'au bout de l'apprentissage. Là où je donne mes cours, il y a aussi des cours scolaires et j'ai un très vieil ami, Hubert Benadi, qui fait ça aussi, avec des parents qui viennent et qui font du soutien scolaire aux judokas. Ça soude beaucoup, c'est très intéressant.

Partager avec tous, peu importe le grade

Avec le système des dan, c'est assez terrible parce qu'il arrive un moment où la légitimité est forcément liée à un dan. On est haut gradé donc, forcément, celui qui est en dessous, il écoute … Mais dans les hauts gradés, il y a les "hauts hauts hauts gradés" et à ce moment-là, tu ne peux rien dire. Ça n'a pas de sens. N'importe qui peut avoir son parcours, sa richesse. Surtout que quand tu es 7e ou 8e dan, les questions que tu te poses sont souvent au sujet de la place du petit doigt... Alors que le problème est bien plus basique que ça. Quand tu formes des gens, comment peux-tu leur enseigner les fondamentaux si tu n'as pas un feedback de quelqu'un qui n'est pas à ton niveau ? Qui te pose les questions auxquelles tu dois répondre ? Il faut bien qu'on te les pose sinon c'est difficile de savoir enseigner. C'est avec ces gens qu'il faut discuter : ils vont avoir des idées et vont dire comment ils voient les choses. Ça ne veut pas non plus dire que toutes leurs idées sont bonnes, tu les passes au filtre de ton expérience. Tu peux dire : « attends, si tu fais ça, je peux te dire que ... ». C'est aussi ça la difficulté. Par exemple, tu me demandais si on faisait faire ashi guruma à un enfant. Evidemment, l'enfant peut tenir une main et donner un coup de pied mais, dans la réalité, ça ne marche pas comme ça et tu peux le voir parce que tu as l'expérience. Là, c'est ton rôle de dire que c'est une impasse, une perte de temps. Tu aides à aller dans le bon chemin, à revenir sur cette voie-là parce que cette voie-là, franchement, de mon expérience, c'est la bonne. Même si, et c'est ça qui est incroyable dans le judo, tu vas toujours trouver un gars qui va faire un truc incroyable qui n'existait pas ! C'est l'exception qui confirme la règle. Tout est possible mais, pour 99 % de la population, ça ne marche pas. 


Merci

Un immense merci à Frédéric Dambach pour sa disponibilité et pour avoir accepté de partager, à tous, la richesse de ses 50 ans d'expérience et de réflexion.
L'objectif de ces interview est d'ouvrir l'échange et les débats sur comment apprendre le judo, comment progresser, comment devenir efficace dans ses combats... avec une bonne utilisation de notre énergie à chaque entrainement !

Judoka en entreprise ?

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  • Toujours très instructif. Vraiment une lecture très enrichissante. Merci à votre invité, merci à vous pour ce travail de qualité et pour le partage !

  • Article vraiment très intéressant qui met le judo à sa juste valeur. Merci Pascaline pour cette interview qui devrait être donnée à tout les enseignants et formateurs.

  • Je ne me lasse jamais des questionnements et réflexions philosophiques de super Jigoro 🙏
    Quelle richesse dans la transmission!
    Il n’y a pas qu’un seul chemin mais une multitude d’expériences qui enrichissent notre chemin…
    Merci mon Fredo
    Merci Pascaline de nous offrir ces beaux échanges 💝

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